Dans ce nouvel entretien, la psychologue clinicienne Ruxandra Sersa se penche sur l’impact des réseaux sociaux et l’hyper-connectivité…
Lors de notre premier entretien, vous évoquiez ces communautés qui, auparavant en Roumanie, « fonctionnaient comme un filet de sécurité dans l’éducation des enfants ». En quoi le rôle des communautés en ligne est-il différent aujourd’hui ?
Elles jouent aussi ce rôle à l’heure actuelle. Mais il ne s’agit plus vraiment de diversité et de liant social au sens d’une communauté à l’échelle d’un quartier ou d’un village. Les groupes sur les réseaux sociaux sont très nichés, et occultent en cela la dimension réelle de la vraie vie. Souvent, les autres y répondent ce que vous voulez entendre, on en oublie qu’il peut y avoir d’autres manières de penser ; cela peut avoir pour effet de favoriser les extrémismes. Ce qui ne plaît pas est mis de côté, on ne veut pas l’associer à son image. La publicité procède un peu de la même manière, elle ne vous livre que ce dont vous avez besoin, sans le reste. Tout cela crée des manques importants, car vous ne vous rendez alors plus compte de ce qui se passe en dehors de votre bulle, où tout le monde est comme vous. La dichotomie entre le virtuel et le réel, où les choses sont loin d’être roses tout le temps, s’accentue. Ce virtuel qui embellit la réalité revient à ne plus se confronter au réel, et à se cacher derrière des postures et des fantasmes. Par analogie, ce qui s’est passé autour du deuil durant la pandémie est de cet ordre-là. Le fait de ne pas pouvoir voir une dernière fois la personne décédée, ni de pratiquer ce qui relève de la tradition, a amputé le travail de deuil, le rendant incomplet.
En quoi ce monde virtuel accentue-il certaines pathologies comme les troubles de la personnalité ou les affections psychosomatiques ?
Ces pathologies existeraient quoi qu’il arrive, monde virtuel ou pas. Même s’il est vrai que certaines d’entre elles sont de nos jours beaucoup plus prononcées, comme le narcissisme ou le trouble de la personnalité borderline* (TPB, ndlr), qui est apparu ces vingt dernières années. Il s’agit d’individus qui ne se rapportent qu’à eux-mêmes, et ont simplement besoin des autres comme d’un miroir dans lequel se refléter. Aujourd’hui, les adolescents du monde entier sont passionnés par tout ce qui touche à l’image, ce qui génère une estime de soi particulièrement faible. En étant surexposés à beaucoup de choses qui les attirent, ils deviennent très peu sûrs d’eux. D’après moi, cela explique le phénomène du « genre neutre », car il est très difficile de se définir en tant que fille ou garçon lorsqu’il convient d’être un certain type de fille ou de garçon. Leurs perceptions sont brouillées, ils ne savent plus vraiment ce qu’ils ressentent. Et assimilent ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux à un idéal inaccessible dans lequel l’autre est quelqu’un de formidable et proche de ce qu’ils voudraient être. Cela engendre aussi beaucoup de jalousie et de frustration.
Le phénomène est-il considéré à sa juste mesure ?
Oui et non. Notamment parce que les adultes se trouvent pris eux aussi dans cet engrenage, dans toute cette frénésie autour de savoir ce qui se passe sur les réseaux sociaux et de ce que l’on a pu rater. Récemment, lorsque l’une de ces plates-formes s’est retrouvée à l’arrêt plusieurs heures, les gens se sont demandé ce qui avaient bien pu s’y passer pendant tout ce temps, comme s’il y avait dans le virtuel ce filet de sécurité auquel nous faisions allusion. De nombreux adultes ont été déboussolés alors même qu’ils disposent de davantage de repères dans le monde réel, et qu’ils tentent d’imposer certaines limites à leurs enfants. En conclusion, je dirais que vouloir se comparer et se différencier des autres fait partie de notre ADN, les réseaux sociaux ne font qu’accentuer ce désir de nous rassembler, et de nous diviser.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.