Artiste visuel majeur de la scène contemporaine roumaine, Dan Perjovschi raconte comment ses pairs traversent la pandémie, entre immobilisme forcé et redécouverte des plaisirs simples…
Comment vit-on de son art en ce moment ?
Difficilement. De fait, ces deux dernières années, personne ne nous a jamais posé la question. La grande majorité des projets à l’étranger, ce qui fait véritablement vivre les artistes roumains, ont été annulés. Quand j’ai pu aller en Allemagne cet été et mener quatre projets de front, trois d’entre eux n’ont pas été ouverts au public après mon départ. J’ai parfois eu l’impression de faire de l’art pour les gardiens de musée, à l’image du slogan « l’Art pour l’art ». Toute cette exubérance, cette pression énorme pour produire toujours plus, à la fois du côté des institutions, des musées et des artistes, tout cela est bien loin. Mais je m’estime chanceux car j’ai pu gagner ma vie malgré tout. Cette période, c’est un peu comme si les pays s’étaient repliés sur eux-mêmes. Moi aussi je me suis « re-nationalisé ». J’ai eu des projets à Piatra Neamţ, à Eforie Sud, Reşiţa, où j’ai travaillé avec des jeunes. J’ai d’ailleurs senti qu’il y avait une réelle énergie de leur part, électrique, sans doute du fait de la pandémie. Mais ne nous y trompons pas, un sentiment d’abandon prédomine parmi mes collègues. La tendance est à la production virtuelle unique. L’artiste et le consommateur d’art ne se déplacent plus, le marché de l’art est devenu une bulle, sans interactions sociales. Alors que, d’après moi, le flou actuel devrait pousser les institutions à se réinventer hors de leurs murs, à l’extérieur.
Comment les Roumains se distraient-ils dans ce contexte ?
À Bucarest, j’ai vu Calea Victoriei remplie les week-ends de beau temps, une véritable fourmilière, comme à Londres. Des gens à pied, en vélo, qui apprécient de pouvoir rester en terrasse au soleil, d’aller voir un film ou une pièce de théâtre, quand c’est possible. Des joies simples qui font à nouveau sens. C’est l’un des avantages de cette période traumatique, on redécouvre les petits plaisirs de la vie, pour compenser tout ce temps passé en intérieur. Il y a du bon dans tout ça même si, dans le fond, une chose me déçoit terriblement : l’absence totale de solidarité. Je m’attendais à ce que, par exemple, un employé de théâtre national percevant son salaire dans son intégralité décide de donner la moitié à un acteur indépendant qui, lui, ne gagne rien. À de l’entraide entre hôpitaux, entre celui qui possède une terrasse et son voisin qui n’en a pas… Cette période était une formidable opportunité, or je n’ai pas senti de solidarité dans la population. Personne n’a voulu renoncer à son agenda et penser un peu à celui qui n’a plus d’agenda du tout.
Cette occasion manquée de collaborer caractérise également le monde politique…
Oui, au lieu de former un gouvernement, même imparfait, et donner un signal de stabilité, nos politiciens n’ont fait que se déchirer. Nous en sommes réduits à attendre quel hôpital va encore brûler dans ce pays… Ils ne cherchent aucune solution. On ne peut pas se soigner virtuellement ! Vous imaginez tout ce temps perdu, en pleine pandémie, à attendre la formation d’un gouvernement ? Le comble, c’est qu’il ne s’agit pas d’une crise financière, l’État n’a pas eu à annoncer de coupes ou autres. J’ai même honte quand je pense que j’ai ouvertement soutenu certains d’entre eux. Je suis aussi fâché contre certains de mes collègues obnubilés par leur lutte pour leur liberté. Selon moi, être solidaire dans cette crise revient à se vacciner et à porter le masque, même si l’on croit qu’il s’agit d’une conspiration. Laissons de côté nos agendas personnels et avançons ensemble.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.