La dixième édition du festival SoNoRo a eu lieu du 30 septembre au 16 novembre dernier à Bucarest, Arad, Cluj et Bistriţa. Pour Regard, son directeur Răzvan Popovici ouvre les coulisses de cet événement qui a redonné ses lettres de noblesse à la musique de chambre en Roumanie. Le petit bureau de SoNoRo, hébergé dans une belle demeure du boulevard Dacia, est à son image : chic mais détendu.
Regard : Comment avez-vous décidé de revenir en Roumanie en 2006 après seize ans en Allemagne ?
Răzvan Popovici : Revenir à Bucarest après tant d’années et y monter un événement comme SoNoRo, c’était quelque chose d’assez fou, en effet. La première édition, en 2006, s’est déroulée seulement sur quatre jours et uniquement à Bucarest. Dans des lieux disons classiques, le musée Cotroceni, le Musée national d’art et l’Athénée. On y avait aussi inclus le club Embryo qui n’existe plus, pour quelque chose de plus urbain, avec des vidéos. Tout cela s’est fait assez facilement, je me souviens qu’on ne nous avait pas demandé de loyer pour ces espaces, l’accord était verbal. Aujourd’hui, les choses ont évidemment changé, nous sommes financés à hauteur de 90% par des fonds privés.
Que pensez-vous de l’évolution de la culture ici ?
Cela commence à fonctionner. Les mairies sont d’ailleurs un bon baromètre, selon moi. Bucarest, Cluj, Bistriţa ont une vraie politique culturelle. De nombreux événements se sont affirmés, du festival Enescu au Tiff en passant par le festival de théâtre de Sibiu. De notre côté, dès la deuxième année, on a commencé à se déplacer à Cluj et à Timișoara, puis à Iaşi, Sibiu… SoNoRo a pris partout et rapidement. Ce pays est rempli de salles et de lieux incroyables, c’est fantastique ; je choisis moi-même les endroits de concert, je me déplace et je visite. Le festival a toujours été indépendant, et c’est là la clef, tout part de l’indépendance financière. Par exemple, le festival Celibidache n’a eu lieu qu’une seule fois, une somme d’argent a été accordée en vue des élections puis, l’année d’après, c’était fini car le parti au pouvoir avait changé. Idem pour le festival de littérature Filit à Iaşi qui dès la première édition a obtenu un financement de plusieurs centaines de milliers d’euros, cas rare ; il a pourtant et malheureusement très vite disparu. Ceci dit, les plus jeunes font bouger les lignes, on est arrivé à ce tournant où la masse critique devrait se retourner contre beaucoup de personnes incompétentes toujours en place dans des administrations culturelles ou des mairies. Il y aura de moins en moins de place pour des bêtises financées arbitrairement.
Comment diversifier un événement musical et le rendre toujours attrayant ?
Dès la deuxième année, on a par exemple lancé le projet éducatif Sonoro-Interferences qui a depuis formé entre 250 et 300 jeunes musiciens. Cette sorte de stage dure une semaine, dans des lieux superbes, en Italie, en Allemagne, en Ukraine aussi ; ces jeunes entrent alors en contact avec des grands musiciens de toute l’Europe. Il est intéressant d’observer la manière dont ils évoluent grâce à ce projet, leurs progrès sont étonnants. A mon sens, c’est de cette façon aussi que se constitue une élite musicale. Cette année, nous avons un jeune violoncelliste de 22 ans, Andrei Ioniță, qui depuis deux ans étudie au conservatoire de Berlin et a remporté la médaille d’or et le premier prix du concours Tchäikovsky de Moscou. Un concours légendaire, l’un des plus importants, il est le premier musicien roumain à l’avoir remporté. Andrei a été cinq fois boursier SoNoRo où il a vraiment appris ce qu’était la musique de chambre. Les autres jeunes que nous accompagnons jouent dans différents orchestres, certains gagnent des prix, d’autres se lancent dans l’entrepreneuriat culturel. Souvent ils veulent simplement quitter la Roumanie, mais ils ne savent pas comment ni pour quoi faire. Il n’y a pas de place pour tout le monde à l’étranger…
Quelle est votre opinion du public roumain ?
Une sorte d’éducation musicale pour les masses, avec des choses disons populistes, pas trop risquées et superficielles, a pris le pas sur la profondeur et la subtilité. Mais cela ne concerne pas que la Roumanie ; dans toute l’Europe, la situation est de mal en pis en matière d’éducation musicale. Or, je pense que nous, les musiciens, nous avons un rôle majeur à jouer en matière d’éducation. Néanmoins, durant ces dix dernières années, j’ai observé la manière dont le public a évolué, il est désormais plus nombreux et plus divers. Maintenant les spectateurs savent écouter et ils applaudissent quand il faut. Le public roumain est l’un des plus jeunes d’Europe, mais il sent que quelque chose l’attire et lui plaît dans cette musique et cette atmosphère.
Lors de la dixième édition de SoNoRo cette année au palais Bragadiru, le public fut debout pendant tout le concert, un verre à la main. Ce n’est pas très conventionnel…
Effectivement, ces sessions nommées Classic Lounge sont des expérimentations pour le festival, les autres concerts ont un format plus classique. Lors de ces sessions, le public est plutôt jeune, décontracté, certains sont même assis par terre. On y inclut parfois des projections vidéos. C’est un peu le mérite de notre festival, d’avoir aussi su désacraliser la musique de chambre.
Tout en valorisant le patrimoine culturel du pays…
Oui, le SoNoRo Festival on Tour fait voyager les musiciens un peu partout. On joue beaucoup en Europe, à Londres, Istanbul, Vienne, Athènes… On est aussi passé par le Carnegie Hall de New York. A mon sens, c’est une bonne façon de promouvoir la Roumanie et de montrer que chez nous aussi il y a une culture musicale avec de bons artistes et des salles pleines. Le SoNoRo Conac, ensuite, est quant à lui né il y a trois ans ; son but est de mettre en valeur notre patrimoine architectural. Il y a tellement de lieux magnifiques dans ce pays où il ne se passe rien. C’est pourquoi nous organisons chaque année des concerts dans plusieurs endroits de Roumanie, de l’église Herina, une superbe église romane du 13ème siècle située au nord de la Transylvanie, à la Vila Golescu de Câmpulung Muscel, en passant par le monastère de Curtea de Argeş, la synagogue de Bistriţa, le conac (ancienne demeure de Boyars, ndlr) de la famille Carp à Ţibăneşti, près de Iaşi, et j’en oublie, des lieux splendides… Les concerts sont gratuits et systématiquement remplis. Pour les moins connus de ces endroits, il ne s’y passait plus rien. Pour les autres, il y a désormais de temps en temps des initiatives ponctuelles comme la nôtre. On a ouvert une brèche, en toute modestie, puisque depuis les propriétaires veulent eux aussi y organiser des événements. De cette façon, un lieu reprend vie.
Comment expliquez-vous que cela marche ?
On a toujours essayé de ne pas sacrifier la qualité artistique, le répertoire ou les musiciens. On aurait pu opter pour des solutions simples, plus populaires. Aujourd’hui, cela paie, les gens viennent indépendamment de ce qu’il y a sur l’affiche. Au final, il est primordial de ne pas sous-estimer le public. Comme en politique, les gens sont sous-estimés dans ce pays. On ne compte pas les soi-disant ballets organisés à la Sala Palatului avec de grosses enceintes et un son atroce. C’est malhonnête.
Une question qui fâche un peu pour conclure… Quelle est la valeur réelle des musiciens roumains ?
Les jeunes arrivent en force, beaucoup étudient à l’étranger. C’est une bonne chose car pour un très bon ici, il y en a 500 autres à Berlin ou à New York. Je dirais qu’il y a plus de gens qui font de la musique aujourd’hui en Roumanie qu’il y a 25 ans, mais cela ne veut effectivement pas dire qu’ils sont meilleurs. Les possibilités sont plus nombreuses aujourd’hui, cela déroute sans doute aussi un peu. Avant, c’était beaucoup plus dur, il y avait deux places à la viole par an dans tout le pays, trois places au piano… Aujourd’hui, il y en a 30. Mais les tout meilleurs partent, au final la plupart des musiciens sont moyens mais espèrent quand même devenir excellents un jour, même si c’est un leurre. Comment savoir si l’on est fait pour l’art ? Il y a tellement de facteurs qui entrent en ligne de compte… Le talent bien entendu, mais aussi la chance, les sources d’inspiration, les mentors, etc. Il faudrait déjà commencer par avoir de meilleurs professeurs, beaucoup ne sont pas au niveau. Il est donc normal que beaucoup de jeunes partent. J’ai toujours considéré qu’un musicien devait butiner de fleur en fleur, ne pas être engagé quelque part car son art en pâtit. En Roumanie, de nombreux orchestres sont très moyens, les musiciens plafonnent après des dizaines d’années au même endroit. Ils sont également mal payés, et donc frustrés. Un salaire de musicien d’orchestre oscille ici entre 400 et 1 000 euros. En Allemagne, c’est plutôt 3 000 euros, voire plus. Dans tous les cas, c’est peu par rapport au nombre d’heures dédiées à l’instrument.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (décembre 2015).