Rǎzvan Mazilu est le grand danseur roumain du moment. Et cela fait un moment que cela dure. Ses spectacles, de Bucarest à Timişoara en passant par Braşov, font salle comble. Il porte la danse contemporaine sur ses épaules, et se bat pour qu’elle soit davantage reconnue par les institutions. Passionné, il dit ne pas pouvoir vivre sans la scène. Un être à part, et touchant.
Regard : Votre dernier spectacle s’intitule « Saraiman » ? Que veut dire le mot Saraiman ?
Rǎzvan Mazilu : C’est un mot dont l’origine est incertaine, plutôt orientale, mais son étymologie reste vague, peu connue. Cette ambiguïté correspond tout à fait à mon nouveau spectacle, qui est un mélange de danse contemporaine, de « stand up comedy » et de musique lǎutǎreǎscǎ (musique folklorique roumaine, ndlr). Nous y évoluons entre le concret et l’abstrait, en équilibre. L’idée principale est de représenter la crainte, la peur d’échouer, ici même, en Roumanie. C’est une sorte de confession, cette nouvelle création parle de moi, de qui je suis aujourd’hui, de quelqu’un qui a encore peur. Mon entourage me dit qu’il est difficile de croire que je doute encore après une carrière déjà bien remplie. Pourtant, c’est la vérité. J’exprime ce que je ressens de la façon la plus sincère, la sincérité est selon moi à la base de l’art, un artiste ne peut pas se cacher derrière des masques. De nos jours, l’art contemporain est intéressant à partir du moment où il est authentique.
Vous êtes de formation classique mais c’est vers la danse contemporaine que vous vous êtes tout de suite tourné…
Effectivement, je me suis rapidement senti à mon aise dans la danse contemporaine, libéré. Le théâtre m’attire également, j’ai fait beaucoup de danse-théâtre. Et aujourd’hui, je suis très décidé à monter des musicals, ils me fascinent. Le musical regroupe la danse, le théâtre, la musique… cela me convient parfaitement. Il peut par ailleurs y avoir une dimension sociale, comme ce fut le cas lors du spectacle « The Full Monty » que j’ai monté au théâtre national de Timişoara il y a deux ans. Avec un musical, on peut traiter de choses sérieuses, graves, il ne s’agit pas seulement de distraire le public mais aussi de le faire réfléchir sur la société actuelle. Ce n’est pas quelque chose de léger, comme on a parfois tendance à le croire, au contraire. Malheureusement, et notamment ici en Roumanie, par manque d’éducation, de connaissances, on a trop tendance à mettre des étiquettes sur les choses ou sur les gens, sans savoir. Qui plus est, dans l’art, tout est très relatif, nuancé, subtil.
Comment réagissez-vous à l’évolution du corps, à son vieillissement, ce corps qui est votre principal outil d’expression ?
Avant, j’avais peur de prendre de l’âge, de ne plus pouvoir être aussi performant dans mon art à cause du vieillissement de mon corps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Petite parenthèse, la longévité dans la danse a été démontrée par d’immenses artistes, tels que Marta Graham, Pina Bausch, Baryshnikov et beaucoup d’autres. Mais c’est surtout de par ma propre expérience que je ne crains désormais plus de vieillir. Il s’agit de comprendre son corps, et de vouloir autre chose de lui plus le temps passe. Paradoxalement, si l’on devient moins élastique, moins flexible, on est aussi plus mature, plus expérimenté, on peut offrir d’autres façons de s’exprimer. Par exemple, je considère aujourd’hui ma voix comme un prolongement de mon corps, et son utilisation m’intéresse davantage, je le fais depuis environ trois ans. Comme en 2011, lors de « Requiem » avec la grande danseuse japonaise Motoko Hiramaya, spectacle monté au profit des victimes du tremblement de terre de Fukushima. A plusieurs reprises, je devais parler et exprimer le sentiment de la peur de vieillir, précisément. De la transformation du corps, du désir d’évoluer malgré l’âge. Beaucoup de danseurs très talentueux se sont perdus. Ils ne se sont pas adaptés à de nouveaux modes d’expression qui demandent un travail quotidien. Car il s’agit évidemment d’un travail quotidien, la danse exige une attention continue, c’est une histoire sans fin, on ne peut jamais se dire « ça y est, j’y suis arrivé ». La fatigue peut prendre le dessus, à un moment donné. La danse use beaucoup. Personnellement, j’essaie chaque jour d’analyser toutes ces choses, de les filtrer, afin de pouvoir évoluer. Il est aussi très important d’être au courant de ce qui se passe dans le monde de la danse, en voyant de nombreux spectacles, notamment.
Comment la période communiste a-t-elle influencé votre danse, et continue à influencer les arts comme on le voit encore aujourd’hui dans le cinéma roumain, par exemple ?
Dans « Saraiman », il y a la représentation de ce passé, je fais référence à l’enfance, à l’adolescence, périodes qui ont été pour moi évidemment imprégnées par le communisme. Ce qui me différencie ou plutôt différencie la danse du cinéma, par exemple, est la transfiguration des choses, de la réalité. Selon moi, il est possible de parler de tout, de montrer n’importe quoi, la misère, la laideur, à partir du moment où on le fait de manière artistique. Et non pas comme un morceau de réalité de la rue mis sur scène tel quel. Pour ça, il me suffit d’ouvrir la fenêtre. Clairement, la direction artistique que je propose tend vers la beauté, l’esthétisme, que ce soit dans « Le portrait de Dorian Gray », dans « Remember » d’après l’un des plus intéressants auteurs roumains Mateiu Caragiale, le fils de Ion Luca Caragiale, ou bien dans « Un tango mas ». Il s’agit en quelque sorte d’exorciser la misère ou la laideur en allant vers le beau. C’est d’ailleurs ce que recherche le public.
En 1996, vous avez reçu le prix d’interprétation de l’Opéra national de Paris et vous avez été reçu à l’Elysée. C’était comment ?
Une expérience extraordinaire. De celles qui arrivent très peu de fois dans une vie. Au départ, je ne pensais pas participer au concours, j’allais à Paris d’abord pour un spectacle organisé par l’Institut culturel roumain. Je n’avais sur moi qu’un pantalon de danse et un magnétophone pour la musique, dont la bande s’est d’ailleurs cassée au milieu de ma prestation. Peut-être que cela a joué en ma faveur. C’était un concours difficile avec plusieurs étapes, et de très bons danseurs. La concurrence fut rude. Mais j’aime la compétition, cela ne me fait pas peur, au contraire, je trouve cela très motivant. D’autant qu’être danseur demande énormément de confiance en soi, de courage, de reconnaissance. En ce qui me concerne, j’ai besoin qu’on reconnaisse mon travail, qu’on l’applaudisse, qu’on le complimente. J’aime être en relation directe avec mon public, je suis très attentif à ses réactions. J’aime la scène, c’est ma passion. Je ne peux pas vivre sans elle, vraiment. Je me rappelle d’une époque où je montais des spectacles qui parfois n’étaient pas joués, c’était très douloureux pour moi. Dans la vie, je suis une personne assez vulnérable, très sensible, la scène me permet de mieux affronter la réalité.
Mise à part la danse, qu’est-ce que vous aimez dans la vie ?
J’adore voyager, et j’ai eu la chance de voir beaucoup de pays à travers la danse. Découvrir d’autres lieux, d’autres individus, d’autres cultures est fascinant.
En Europe, quel pays vous attire ?
Dernièrement, j’ai découvert le Portugal. Il y a là-bas un côté décadent qui me séduit beaucoup.
Ce que vous aimez et ne supportez pas en Roumanie ?
Dernièrement, je ne me sens pas très confortable ici, malheureusement. En premier lieu, en tant qu’artiste, survivre suppose un effort très important. Et puis je m’attendais à une véritable évolution de l’art contemporain et de la scène de la danse. Quand on regarde ces dix dernières années, cela n’a pas été le cas. Evidemment, partout nous traversons une crise difficile. Mais ici, il n’y a pas d’émulation artistique. Certes, nous avons un bon public, mais le monde artistique est plutôt éteint. En partie à cause d’un système qui n’encourage pas l’art, ne le soutient pas. Des institutions artistiques disparaissent, des lieux.
Cela a failli être le cas du Centre national de la danse de Bucarest…
Oui, mais heureusement, il a survécu. J’ai d’ailleurs été reçu par le ministre de la Culture pour en parler. C’est une victoire, mais il a fallu se battre. La lutte est permanente et c’est très fatigant, toute une vie à se battre. D’autant que la danse est toujours à côté de quelque chose, elle dépend de quelque chose, elle n’existe pas de façon singulière, en tout cas en Roumanie. Un exemple, quand j’étudiais au lycée de ballet, celui-ci était une section du lycée de musique, il n’avait pas d’autonomie. Et jusqu’à aujourd’hui, la danse est perçue comme une simple annexe. Avec mes collègues, nous essayons de faire comprendre que la danse contemporaine est sans doute le plus important des arts contemporains, que ce n’est pas une « niche ».
Vous faites pourtant salle comble en Roumanie…
Certes, mais ce n’est pas suffisant. Je n’ai pas le confort suffisant pour m’exprimer comme je le voudrais. Il faut toujours lutter contre quelque chose.
Vous aimez vivre à Bucarest ?
Je suis bucarestois, mais comme avec la Roumanie, je m’y sens de moins en moins bien. J’ai la nostalgie du Bucarest d’avant, de mon enfance, il y avait des maisons et des rues magnifiques, de nombreux espaces verts par la suite détruits par le régime communiste. Et aujourd’hui, au lieu de prendre soin de ce qui nous reste, on construit n’importe comment. Pour moi qui suis un amoureux de l’esthétisme, c’est très dérangeant. Il n’y a pas d’harmonie. Quant aux habitants, ils sont toujours plus agressifs. Avant, tout était plus calme. Heureusement, quand vous allez en province, à Braşov, à Timişoara ou à Cluj, on retrouve un autre rythme, plus tranquille.
Propos recueillis par Laurent Couderc (octobre 2013).