Entretien réalisé le samedi 29 janvier dans l’après-midi, en français et par téléphone.
Le cinéaste Radu Jude, récompensé par un Ours d’or à la Berlinale 2021 pour son film Babardeală cu buclucsau porno balamuc, dévoile ici ce qui l’inspire, et parle de ses doutes…
D’où vient votre inspiration ?
Je distinguerai l’inspiration comme réalisateur de celle en tant qu’être humain. Dans le cinéma, la part d’imagination est surestimée, à mon avis, car le cinéma est surtout là pour enregistrer la réalité. C’est d’ailleurs ce qui m’intéresse le plus dans ce métier ; le reste, l’histoire, le casting, etc., ne relève que du travail. Trouver l’inspiration et faire surgir une idée de cinéma demandent surtout du travail. Quant à ce qui m’inspire en tant qu’être humain, je suis souvent très ému par celles et ceux qui sont tout simplement bons. Jésus, qu’il ait existé ou non, est le modèle ultime, mais il y en a eu d’autres, par exemple dans les camps de concentration, et il y en a aussi dans la vie de tous les jours. Tout irait tellement mieux avec davantage de solidarité… Notre pays, la Roumanie, en manque cruellement. Cela s’est accentué depuis 1989, sans doute parce que les gens ont cru que la propagande communiste n’était que de la propagande. Et c’est partout pareil. Avez-vous vu cette histoire de la mort du photographe René Robert dans les rues de Paris récemment, après une chute ? Personne ne l’a aidé. En Roumanie, la solidarité est même absente du discours politique. Or, selon moi, c’est ce qui détruit notre société.
De quoi avez-vous peur ?
Comme tout le monde, j’ai bien entendu toutes sortes de peurs existentielles. Mais je ressens aussi de la peur face à la montée des discours extrémistes qui, dans le fond, sont liés à ce manque de solidarité ainsi qu’à l’absence de dialogue. En tant que réalisateur, j’aimerais tellement rencontrer davantage celles et ceux, spectateurs, journalistes, critiques, qui n’ont pas aimé mes films, simplement pour échanger et argumenter. C’est fondamental. J’ai l’impression que les gens veulent de moins en moins échanger des idées contradictoires. J’aimerais parler avec les gens qui détestent mes films, juste pour en discuter. Mais aujourd’hui, soit vous parlez avec des gens du même bord que vous, soit on s’insulte sur les réseaux sociaux.
Qu’est-ce qui, à l’inverse, vous séduit à l’heure actuelle ?
Dans mon domaine, celui de l’image, il y a deux choses qui me plaisent et me surprennent beaucoup actuellement. En premier lieu, TikTok – application mobile de partage de vidéos, ndlr –, que je trouve extraordinaire. Grâce aux petites caméras intégrées de nos téléphones, on a accès à des mondes et des personnages que le cinéma ne peut pas approcher. On y voit des gens évoluer dans un espace à eux impossible à percevoir autrement. Des adolescents, des ouvriers, des paysans, en Chine, en Amérique du sud, partout. Ces images sont des constructions, évidemment, mais elles sont uniques. Et, sinon, j’adore aussi Forensic Architecture. Il s’agit d’un groupe formé d’architectes, de cinéastes et de philosophes qui font des enquêtes aux quatre coins du monde à partir d’images là aussi multiples, provenant de caméras de surveillance ou de satellites notamment, dans le but de dénoncer des actes de violence à l’encontre des citoyens de la part d’États ou de multinationales. Ils analysent ces images grâce au deep learning.* Leurs vidéos permettent d’appréhender de manière complètement nouvelle la réalité et, par extension, le rapport à l’image. Avec pour finalité de dénoncer, preuves à l’appui, des actes de violence. C’est bluffant car ils ne traitent jamais les images avec mépris, ils y décèlent des traces de quelque chose. Pour moi, TikTok et Forensic Architecture ont une longueur d’avance sur le cinéma dans leur compréhension du monde.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
* Le deep learning ou apprentissage profond est un type d’intelligence artificielle dérivé du machine learning (apprentissage automatique) où la machine est capable d’apprendre par elle-même, contrairement à la programmation où elle se contente d’exécuter à la lettre des règles prédéterminées. (Source : futura-sciences.com)