Entretien réalisé le mercredi 12 avril en début d’après-midi, par téléphone et en roumain.
Radu Antohe est spécialiste en économie et politiques agricoles, vétérinaire de profession, et professeur associé à la Faculté d’économie agroalimentaire et environnementale de l’Académie d’études économiques de Bucarest. Il revient sur un sujet brûlant de ces dernières semaines : la colère des agriculteurs roumains et d’autres pays d’Europe centrale face à l’afflux de céréales ukrainiennes…
Le 7 avril dernier, des agriculteurs roumains ont manifesté à Bucarest et ont bloqué la frontière avec l’Ukraine pendant plusieurs heures. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
L’Ukraine est un des plus importants exportateurs mondiaux de céréales. Dans le contexte actuel où la Russie bloque les ports ukrainiens de la mer Noire, ou ne fait passer que quelques cargos venus d’Odessa, l’Ukraine a dû exporter des quantités gigantesques de céréales par d’autres voies. Les pays voisins, avec l’aide de l’Union européenne, ont mis en place des couloirs de solidarité sans droits de douane. La Roumanie, avec son exposition à la mer Noire, a pu ainsi importer et faire transiter une grande quantité de céréales. Sauf que l’agriculteur roumain s’est retrouvé avec des stocks de céréales que plus personne n’achète, parce que de l’autre côté de la frontière, en Ukraine, les coûts de production sont moins élevés et les grands négociants achètent là où c’est moins cher. Les producteurs roumains de céréales ont alors vu leurs prix baisser jusqu’à devenir inférieurs à leurs coûts de production. Sans oublier que ces coûts ont augmenté avec l’explosion des prix de l’énergie, des engrais et des matières premières. Par ailleurs, ce qui a provoqué la colère des agriculteurs et des autorités roumaines est le montant dérisoire des aides proposées par la Commission européenne : 10 millions d’euros, une somme infime pour soutenir les agriculteurs roumains (voir la note en fin d’entretien, ndlr). Enfin, il y a aussi des suspicions de mélanges entre les céréales roumaines et des céréales ukrainiennes de qualité douteuse. Les agriculteurs ukrainiens n’ont pas à respecter les mêmes normes européennes que les producteurs roumains. Certains pesticides utilisés en Ukraine sont interdits au sein de l’UE.
Pourtant, l’importation et le transit de céréales ukrainiennes ont aussi bénéficié à la Roumanie…
Effectivement, sur deux plans. D’abord, l’importation et le transit ont multiplié les échanges commerciaux entre l’Ukraine et la Roumanie, puis de la Roumanie avec le reste du monde. Ensuite, le prix très bas des céréales ukrainiennes et du fourrage, à destination du bétail, a permis aux éleveurs en Roumanie de maximiser leur activité. Ils ont ainsi pu produire de la viande ou du lait à moindre coût.
Les agriculteurs demandent à ce que des droits de douane soient imposés, ou que les céréales ukrainiennes ne soient pas importées en Roumanie ou dans l’UE, mais seulement envoyées vers des pays situés hors de l’UE. La Roumanie ne servirait alors que de zone de transit. Qu’en pensez-vous ?
D’abord, en ce qui concerne les droits de douane, il faut savoir que l’Ukraine est candidate pour adhérer à l’UE, et qu’elle a signé un accord commercial avec Bruxelles en 2014 qui fonctionne sur le mode du libre-échange. On ne peut donc pas imposer des droits de douane à l’Ukraine, il faut respecter ce traité. Ensuite, afin d’éviter de mauvaises surprises concernant la qualité des produits, il faudrait mettre en place des mesures de traçabilité et d’analyses biochimiques sur les produits qui viennent d’Ukraine. Les agriculteurs ukrainiens sont dans une phase d’harmonisation avec les normes européennes, mais la guerre ralentit ce processus. Enfin, on devrait sans doute séparer les intermédiaires entre ceux qui vendent du fourrage à destination du bétail et ceux qui vendent des céréales. Je rajouterais qu’il faudrait plus de communication et de transparence sur le sujet de la part des associations d’agriculteurs, cela a manqué et a provoqué des réactions parfois extrêmes. Ceci étant, les agriculteurs roumains comprennent qu’il faut soutenir leurs collègues ukrainiens, mais il faut également qu’ils soient eux-mêmes soutenus par l’UE. Je terminerais en disant que le problème des agriculteurs roumains est aussi plus profond ; beaucoup ne sont pas assez formés à la gestion d’entreprise, il y a notamment des lacunes dans les systèmes d’irrigation, ce qui augmente le risque de faillite face aux sécheresses. Et les politiques ne sont pas toujours adaptées aux réalités du terrain.
Propos recueillis par Marine Leduc.
Note : hier, au bouclage de cette édition, les autorités roumaines spécifiaient que les cargaisons ukrainiennes seraient soumises à des contrôles de qualité aux postes frontières entre l’Ukraine et la Roumanie. Mais contrairement à la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie, la Roumanie ne souhaite pas interdire les importations de céréales sur son territoire. Tous les cinq attendent cependant une enveloppe de soutien de la part de la Commission européenne qui devrait atteindre environ 100 millions d’euros.