Entretien réalisé le mercredi 26 avril dans la soirée, en roumain et par téléphone.
Général de réserve des armées roumaines, Dan-Florin Grecu fait le point sur la situation militaire en Ukraine…
Comment les choses se présentent sur le front ukrainien actuellement ? Qui pourrait prendre un avantage décisif dans la prochaine période ?
En ce moment, le front russo-ukrainien est dans une phase de stabilisation. D’une part, l’armée de la Fédération de Russie n’est pas capable de progresser de façon significative. L’offensive de l’hiver n’a apporté des gains que de quelques kilomètres sur la ligne de front générale, et seulement dans certaines régions, comme Bahmut, Vuhledar, et un peu dans la région de Liman – est de l’Ukraine, ndlr. Ces territoires sont stratégiquement et même opérationnellement insignifiants. Pour la partie russe, après Marioupol, il ne reste plus rien pour mobiliser le moral de l’armée russe, à l’inverse des Ukrainiens qui sont déterminés à tenir, soutenir et défendre les positions actuelles compte tenu de la contre-offensive attendue vers juin, juillet. L’objectif annoncé par le président Zelensky, certes très difficile, est de libérer tous les territoires ukrainiens désormais sous contrôle russe. De fait, cette contre-offensive ukrainienne, dont on parle déjà depuis un certain temps, ne pourra être lancée sans une préparation approfondie, d’autant que l’armée ukrainienne est très dépendante du soutien des pays partenaires, et des États-Unis en particulier. Pour réussir, en plus des armes mises à la disposition de l’armée ukrainienne et de la formation de dizaines de milliers de soldats, l’ensemble des autres besoins matériels devront être satisfaits, je pense aux munitions, aux équipements connexes, au carburant, etc. La question du « timing » est également essentielle, ces forces à l’offensive devront être pourvues au bon moment, au bon endroit et à un bon rythme. Un succès serait que les Ukrainiens reprennent environ la moitié des territoires actuellement contrôlés par la Fédération de Russie. Un échec serait que le conflit reste gelé sur les lignes de contact actuelles. Cela conduirait à un arrêt indéterminé des combats, et Poutine pourrait s’enorgueillir d’avoir atteint son objectif, alors que ses intentions premières étaient bien différentes.
Après une période d’accalmie, le risque nucléaire refait surface, qu’en pensez-vous ?
J’ai toujours dit que l’utilisation d’armes nucléaires est peu probable, voire exclue, même au niveau tactique. Tout le monde est bien conscient qu’une telle escalade conduirait non pas à gagner ou à perdre la guerre, mais à la perte de l’humanité. Ceci étant, dans la rhétorique russe relayée par diverses personnalités de l’entourage de Vladimir Poutine telles Dmitri Medvedev, ancien président de la Russie et actuel vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine, ou Maria Zakharova, la porte-parole de Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères qui s’est lui-même peu exprimé sur le sujet, la Russie a régulièrement soulevé l’option nucléaire. Il s’agit d’une rhétorique qui fait partie de la guerre de l’information. Ce sont des mots qui s’adressent d’abord à la population russe, pour montrer que la Russie est forte et a des solutions, mais également au reste du monde afin d’intimider, de faire peur. Quoi qu’il en soit, l’option n’est pas réaliste. C’est surtout quand les choses ne se passent pas bien sur le front ou dans les relations internationales que la rhétorique nucléaire a été reprise et exacerbée. Cela a commencé au bout du deuxième mois du conflit, quand il était clair que les choses étaient en train de se compliquer pour l’Armée rouge.
Comment voyez-vous la course aux armements que ce conflit entraîne ?
Une nouvelle guerre froide a déjà commencé. Le conflit russo-ukrainien est, de fait, une sorte de pointe de l’iceberg des tentatives géopolitiques de réinitialiser les relations au niveau mondial. Après la chute du mur de Berlin et le démantèlement du Pacte de Varsovie, les États-Unis sont restés la seule superpuissance mondiale, tant au niveau économique, militaire que diplomatique. Aujourd’hui, d’autres forces revendiquent de jouer un rôle majeur sur la scène internationale. Je pense en premier lieu à la Chine qui est devenue sans conteste une puissance concurrente, et classée troisième force militaire au monde avant l’invasion de l’Ukraine. Pékin a élaboré un plan de développement de son Armée populaire de libération qui va courir jusqu’en 2049, avec l’objectif qu’à partir de 2050, celle-ci soit en mesure de gagner n’importe quelle guerre. Par ailleurs, n’oublions pas ce qui se passe actuellement avec le groupe BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, ndlr –, qui se prépare à accepter d’autres pays émergents en son sein. Il s’annonce donc une guerre froide, voire très froide, entre un bloc démocratique occidental, probablement toujours dirigé par les États-Unis et comprenant l’Europe, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et un autre bloc au sein duquel non pas la Russie mais la Chine jouerait le rôle principal ; c’est en tout cas ce que l’on peut comprendre de la dernière réunion entre Vladimir Poutine et Xi Jinping. La grande question est maintenant de savoir qui prendra le leadership du monde musulman entre la Turquie, l’Arabie Saoudite ou même le Pakistan, s’il résout ses problèmes internes et ceux avec l’Inde. Les luttes ne sont pas prêtes de s’arrêter, des luttes d’influences, d’économies et d’actions hybrides.
Propos recueillis par Carmen Constantin.