Le système de santé roumain est malade, ce n’est pas nouveau. Equipements, personnel, budget : tout manque. Mais pour la première fois depuis 1989, l’ensemble des professionnels de ce secteur est bien décidé à ce que cela change. Manifestations, grèves, pressions auprès du gouvernement, les actions de protestation se sont multipliées ces derniers mois. Après l’exode, les médecins roumains se battent pour travailler chez eux dans de bonnes conditions. Entretien avec Vasile Astărăstoae, président du Collège des médecins de Roumanie.
Regard : Le 2 novembre dernier, une manifestation de l’ensemble du corps médical a eu lieu à Bucarest. En quel sens ce rassemblement était-il particulier ?
Vasile Astărăstoae : Il s’agissait d’abord d’une marche du silence, ce qui n’est pas très habituel, surtout en Roumanie. Ensuite, parce que ce n’est pas la faim qui a poussé les professionnels de la santé dans la rue, mais un sentiment : la perte de dignité. Cette marche a été une marche de la dignité. Les professionnels de la santé ont demandé à être respectés, avoir un salaire convenable, que leur mérite soit reconnu et que personne n’intervienne dans leurs activités courantes.
Une autre particularité de cette marche a été l’unité du corps médical, ce qui n’est pas très habituel dans ce secteur…
Effectivement, les organisations professionnelles et syndicales du secteur sont arrivées à la conclusion que si chacun demande quelque chose en restant dans son coin, personne n’arrivera à rien. De plus les professionnels de la santé commencent à comprendre qu’il y a des organisations qui peuvent les représenter. D’ordinaire, les médecins sont plutôt individualistes, il est difficile de les rassembler. Mais ces dernières années, le Collège des médecins a réussi à gagner une certaine autorité auprès de la profession. D’un côté l’unité, de l’autre le sens civique. La communion de ces deux aspects a fait naître une graine d’espérance, un sentiment qu’il y a quelque chose à faire, que les choses peuvent bouger.
Les lacunes du système de santé ne sont toutefois pas nouvelles. Pourquoi ce mouvement et l’espérance d’un changement interviennent aujourd’hui ?
Tout s’est accumulé. Il est vrai que normalement, cette marche aurait dû être organisée lorsque les salaires ont été réduits de 36%, car même si on a dit haut et fort qu’ils ont diminué de 25%, pour les médecins, il s’agit de fait d’une baisse de 36%. Mais nous avons été pris de court, nous n’étions pas préparés. Désormais, nous n’accepterons plus que les choses se passent ainsi.
Concrètement, que demandez-vous aux autorités ?
Nous demandons 6% du PIB (Produit intérieur brut, ndlr) pour la santé. Nous savons qu’il est impossible de faire des miracles, alors nous avons proposé un plan : 5% pour 2014, 5,5% pour 2015 et 6% pour 2016. Les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique, ndlr) allouent entre 10 et 12% de leur PIB à la santé, les pays de l’UE, à l’exception de la Hongrie, de la Bulgarie et de la Roumanie, n’allouent pas moins de 7%. La Roumanie est en dernière position, avec 3,7% en 2013. Les universités de médecine de Roumanie produisent chaque année 2900 médecins, pourtant le pays occupe la dernière place en Europe en ce qui concerne la densité de médecins. Il n’y en a que 1,9 pour 1000 habitants, sans compter les dentistes.
« Les pays de l’OCDE allouent entre 10 et 12% de leur PIB à la santé. (…) La Roumanie est en dernière position, avec 3,7% en 2013 »
Même en cas d’une augmentation du salaire des médecins, les différences avec la France ou d’autres pays d’Europe de l’Ouest resteront importantes. Dans ces conditions, comment pensez-vous diminuer l’exode ?
Des petits gestes du gouvernement pourraient réduire cette migration. Les médecins veulent être respectés. Si les autorités se montraient plus ouvertes, pensaient à eux, ce serait un motif suffisant. Aujourd’hui, les médecins doivent financer de leurs propres poches leur formation continue, qui est obligatoire dans notre métier, et prendre des jours de congé sans solde pour le faire. Prendre en compte ces dépenses serait un geste dont le coût ne serait pas énorme pour le gouvernement, mais montrerait un certain respect vis-à-vis des médecins. Ce sont des petits gestes comme cela qui détermineront certains à rester. Vous savez, le mépris actuel entraîne une réaction psychologique extrême chez les médecins, du genre « je pars et je ne veux plus entendre parler de vous ! »
Quelles sont les conséquences de cet exode des praticiens ?
46% des Roumains vivent en milieu rural, où l’on ne trouve que 9% de nos médecins. Dans ces 9%, 97% sont des généralistes. La migration externe a été accompagnée d’une migration interne. Car si un médecin pratiquant dans un centre universitaire quitte le pays, il est alors remplacé par un autre venu d’un département voisin. Iași, par exemple, a récupéré nombre de médecins des départements alentour de Vaslui, Botoșani et Suceava. Bucarest a fait de même avec toute la région sud. Toutefois, nous ne pouvons pas dire que nous manquons cruellement de généralistes, même dans nos campagnes. Notre vrai problème est celui des spécialistes, ce sont eux qui partent. A la différence de la France, le phénomène de désertification ne touche pas les campagnes mais les hôpitaux.
Que se passerait-il si cette migration des spécialistes vers l’Ouest continuait ?
Si cet exode continuait, car on ne parle pas d’émigration mais bien d’exode, il se pourrait que l’on ait des hôpitaux très bien dotés mais qui ne puissent être visités que comme des musées par les patients. Sans professionnels de la santé, aucun système ne peut fonctionner.
Comment voyez-vous les petits dessous de table dont bénéficient souvent les médecins, et qui portent fortement préjudice à leur réputation ?
Je parlerais plutôt de paiements informels car ce n’est pas un acte unilatéral. Bien souvent, c’est le patient qui insiste. Mais c’est un problème délicat, en effet. Il faut noter que la loi permet ce genre de pratique, non pas avant ou pendant l’acte médical mais après. Pour nous, les autorités continuent de maintenir des salaires très bas dans le domaine médical en sachant que les médecins se débrouillent grâce à ces petits arrangements, et de temps en temps, on arrête un médecin pour désavouer l’ensemble de la profession. C’est un outil de pression.
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L’ampleur de l’exode médical
Depuis 2007, plus de 14.000 médecins ont quitté la Roumanie, selon le Collège des médecins roumains. Parmi les destinations choisies, la France est l’une des plus prisées. Sur 21.111 médecins actifs ayant obtenu leur diplôme hors de l’Hexagone recensés par l’Ordre des médecins français au 1er janvier 2013, 17,7% viennent de Roumanie. Seuls les praticiens algériens les dépassent (22,2%).
Propos recueillis par Jonas Mercier (décembre 2013).