Il reçoit dans son beau bureau de la rue Vasile Alecsandri à Bucarest, tout près de Piaţa Victoriei, dans une vieille maison très art déco. Aux murs, des photos de lui serrant la main de François Mitterrand qu’il a bien connu ou du drapeau de la révolution. À 65 ans, Petre Roman, référence pour la démocratie roumaine, est toujours cet homme affable, sou- riant, élégant. Un symbole très humain.
Regard : Qu’est devenu Petre Roman ? C’est une question récurrente, notamment en France. Et vous y répondez par ?…
Petre Roman : Je commencerai à vous répondre en disant que je viens de rentrer de Bordeaux, plus précisément de Pessac, où il y a un festival international très réputé sur le film historique, arrivé à sa 22ème édition. On m’y a invité pour participer à un débat sur un film documentaire réalisé par une journaliste roumaine qui vit en France, Marcela Feraru. Un film sur la révolution roumaine intitulé 7 jours à Bucarest. Il porte non pas sur la révolution mais sur un groupe de sapeurs-pompiers français qui est arrivé à Bucarest le 22 décembre 1989 pour aider la population. C’est un très beau film. Mais je reviens à votre question qui m’a été posée plusieurs fois. La première chose que je voudrais dire est que je ne suis plus un politique. En 2004, j’ai fondé un parti, Force démocrate, dont l’objectif était de représenter la société civile. Mais je me suis rendu compte que, malheureusement, cette société civile roumaine n’était pas et n’est toujours pas homogène. Elle n’arrive pas à avoir une voix dans le déroulement des affaires du pays et c’est bien dommage. Certaines personnes comme moi sont d’ailleurs très préoccupées par ce qui se passe ici, parce que les choses fonctionnent mal, la justice, les pouvoirs locaux, il ne s’agit que d’affairisme.
Nous allons parler du présent de la société roumaine, mais je voudrais revenir sur ce qui s’est passé juste après la révolution. Vous êtes à ce moment-là Premier ministre et vous créez le Parti démocrate. Traian Băsescu est alors à vos côtés, mais que s’est-il passé après ?
Concernant Băsescu, je le nomme d’abord ministre des Transports en 1991. Puis, avant les élections de 1992, il y a eu une scission au sein du Front du salut national. Iliescu est parti avec son équipe, des nouveaux politiciens dont nombreux étaient en fait des anciens politiciens liés à l’ancien régime. C’est à ce moment-là que je fonde le Parti démocrate, en mars 1992. Avec d’autres, Băsescu m’accompagne et mène une carrière politique à mes côtés pendant plus de dix ans. Ensuite, nous avons divergé de points de vue, notre séparation ne fut pas très jolie. Mais pour moi, il n’y avait pas d’autres options, je ne pouvais pas rester dans le Parti démocrate tel qu’il s’est développé jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire avec un chef et ses serviteurs. Depuis donc plusieurs années je ne suis plus un politique, mais je m’exprime quand je le juge nécessaire.
Comment se fait-il tout de même que vous n’ayez pas pu concrétiser votre pouvoir tout au long des années 1990 ? Vous étiez très populaire…
Les réformes que j’ai entreprises dans les années 1990 et 1991 sont à la base de ce qui est aujourd’hui la Roumanie, et politiquement, et économiquement. Il fallait mettre en place les fondements d’une démocratie. Par exemple, la loi fondamentale 31 de 1990 sur le fonctionnement des sociétés commerciales est restée la même. J’ai par ailleurs fondé beaucoup d’institutions, la gendarmerie, l’Académie de police, dix-sept universités, la Cour des comptes, et j’en passe. Ce qui n’a pas abouti fut la continuation du cours des réformes, à cause d’un coup de force, en 1991, comme un coup d’État, monté de l’intérieur avec l’appui du SRI, les services secrets roumains, remplis d’anciens de la Securitate. C’est un fait aujourd’hui historiquement prouvé. Et c’est Iliescu qui les a utilisés afin d’asseoir son emprise politique sur le pays. Malheureusement, beaucoup de réformes entamées n’ont pas pu être menées à bien. Ce qui ne s’est pas produit dans d’autres pays ex-soviétiques.
Vous avez eu le pouvoir et vous l’avez perdu, sans jamais le retrouver. Pourtant, on ne sent aucune amertume, aucune aigreur de votre part. Comment l’expliquez-vous ?
Je me suis souvent posé cette question… (silence)… Mais un politique ne peut pas être amer, tout comme il ne peut pas être malade. Je suis parfaitement en paix avec moi-même. D’autant qu’en tant que Premier ministre, j’ai passé la période la plus difficile, de loin la plus difficile, remplie de tensions, de surprises, c’était explosif… Tous ces changements qui ont eu lieu tout à la fois, dans une liberté quasiment totale mais aussi dans un respect presque nul des institutions, ne m’ont pas empêché de poursuivre le programme des réformes. Comment ? Parce que la population avait une confiance immense en moi, la population croyait et voulait croire au changement. Jusqu’en 1991. Il faut dire aussi que le président Iliescu avait gagné en 1990 l’élection présidentielle avec 85% des voix, il y avait entre lui et moi comme une image d’équilibre entre le passé et le futur.
Pourquoi n’y a-t-il alors pas eu une deuxième révolution en 1991 ?
Votre question est juste, mais c’est plus tard que les gens ont compris que l’éviction de mon gouvernement signifiait le grand retour de la politique politicienne. L’espoir allait disparaître et ce jusqu’à aujourd’hui.
1989 fut selon vous une vraie révolution du peuple ?
Il n’y a aucun doute là-dessus, j’étais moi-même aux barricades, personne ne peut remettre en question ce que j’ai vécu. Quand es élèves de l’Académie militaire, toujours aux ordres de Ceauşescu, tirent sur nous peu avant minuit le 21 décembre, 39 de mes camarades sont tués, j’aurais pu être l’un d’entre eux. C’est à partir de ce moment-là qu’un grand élan populaire fera tomber Ceauşescu et qu’en quelques heures tout le régime s’effondrera. Vous appelez cela un coup d’État ? Il y avait, de Timişoara à Bucarest, une véritable soif de liberté qui n’a pas pu être muselée par le régime. Mais il faut ajouter que Ceauşescu fut aussi un parfait bouc émissaire pour les apparatchiks qui voulaient rester aux commandes. D’autant qu’il y avait encore plus d’un million de collaborateurs directs de la Securitate. Il y a eu comme un détournement de la politique, la société roumaine n’a pas pu continuer son chemin vers la démocratie sans se heurter à des obstacles parfois très difficiles.
Revenons à la notion de pouvoir. Comment expliquez-vous qu’un homme politique, où qu’il soit, s’accroche autant au pouvoir ?
C’est comme une drogue. Les gens qui arrivent au pouvoir, au bout de quelque temps, ne sont plus les mêmes. Cela n’a pas été mon cas tout simplement parce que je n’ai pas eu le temps de jouir du pouvoir, je n’ai fait que servir, j’étais dans l’urgence. C’était aussi un pouvoir en quelque sorte collectif, pas du tout personnalisé. Mais en général, ceux qui arrivent au pouvoir commencent à ne plus douter. Car tout devient très facile, tout le monde vous obéit, on est tout d’un coup le privilégié des privilégiés. Le pouvoir est d’un côté aimé par celui qui le détient mais de l’autre, il fait peur, on le redoute. Et cela ne va qu’en empirant. Celui qui a le pouvoir a le sentiment qu’il en a toujours plus et les autres le redoutent chaque fois plus. Dans un monde idéal, le pouvoir devrait simplement servir à faire des choses, à améliorer la vie des gens, être responsable, transparent et surtout prêt à rendre des comptes. J’ai un critère. Qui n’est ni exhaustif, ni définitif, ni unique. Pour moi, en tant que démocrate convaincu et qui n’a jamais utilisé le pouvoir pour un intérêt personnel, le critère, ou disons, l’équation est la suivante : un homme politique, un leader, a autant de pouvoir que de confiance publique. Quand vous avez la confiance publique, vous pouvez tout faire.
Pour le bien ou pour le mal. Quand j’ai été investi en tant que Premier ministre, j’ai bénéficié d’une confiance publique immense.
Le premier parlement libre de l’après Ceauşescu avait voté à l’unanimité en faveur de mon gouvernement. Pourquoi ? Parce que la confiance publique était telle que personne n’avait envie de voter contre. Quand un homme politique n’a pas cette confiance publique, il ne vaut pas grand-chose. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui donne confiance ?
L’économie, le bien-être économique. Mais il faut se rappeler que la confiance est une valeur très volatile, qui peut disparaître en quelques semaines suivant les circonstances. Gérer une confiance publique n’est pas simple. Il y a cette phrase de l’ancien Premier ministre espagnol Felipe Gonzalez qui me plaît beaucoup et qui dit que gouverner, c’est gérer les attentes. C’est tellement vrai, gouverner c’est gérer l’expectative.
Comment avez-vous perdu votre confiance publique ? Et pourquoi l’espoir s’est délité dans la société roumaine ?
Ce qui a provoqué la destruction de tout un système de confiance, et il ne s’agit pas de la seule confiance que la population m’a accordée à un moment donné, c’est l’utilisation par certains de l’argent public à des fins personnelles. L’équation, l’équilibre politique est alors brisé, c’est terminé. Les gens deviennent suspicieux pour tout et n’importe quoi. On vit en ce moment en Roumanie cette période extrêmement dangereuse où tout est susceptible d’être faux, mensonger, corrompu. Et cela empire. Cet affairisme politique ou si vous voulez cette politique affairiste s’est accentuée à partir de 2009. Ce n’est pas qu’un sentiment, des faits montrent très clairement que le pouvoir est utilisé pour faire des affaires. Je ne vois pas, ou très peu, de dirigeants responsables, ils n’ont qu’une seule priorité : gérer l’argent pour leur enrichissement personnel. Et les jeunes qui entrent maintenant en politique ne sont souvent que des opportunistes. Je ne veux pas généraliser, mais j’en ai vu tellement…
Que pensez-vous de la crise actuelle ?
Aujourd’hui on reconnaît que l’analyse de Marx sur le capitalisme était très pertinente, mais ses projections sur le communisme fausses, complètement fausses. On ne peut pas revenir à un fonctionnement du monde sans marché. D’un autre côté, si une société humaine n’est pas solidaire, elle est vouée au désastre. Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est que la politique est trop liée aux affaires, qu’elle ne sait plus reconnaître ses responsabilités. Et les hommes d’affaires ne veulent qu’une chose : la stabilité à travers les pouvoirs publics pour asseoir leur monopole. Le grand historien français Fernand Braudel disait que l’économie de marché était concurrentielle mais que le capitalisme était monopolistique. Le problème, c’est la cupidité, la cupidité sans limite, à bouche ouverte, « desbocada » comme on dit en espagnol. La croissance d’un pays développé sera maximum de 2, voire 3%, alors comment et pourquoi les hommes d’affaires veulent toujours plus ? Si je suis en faveur de la liberté de marché, qui est fondamentale, la politique porte la responsabilité d’équilibrer la société. Mais quand la politique est affairiste, c’est terminé, il n’y a plus de transparence, que ce soit en Roumanie ou ailleurs.
Ce qui vous rend tout de même optimiste pour la Roumanie ?
C’est un pays plein d’avenir en termes de croissance économique, et d’opportunités pour les investisseurs. Mais il faut le remettre au travail.
Que pensez-vous de Nicolas Sarkozy et de François Hollande ?
Je connais bien François Hollande et je connais assez Nicolas Sarkozy. Je pense que lorsque les Français ont élu Sarkozy, sans l’avouer, ils se sont dit qu’ils allaient le laisser faire ses réformes, mais en tournant le dos. Car il faut moderniser l’État français. Mais il n’a pas réussi. À mon avis, il a trop personnalisé la politique, ou bien il ne savait pas faire autrement. François Hollande lui n’est pas encore dans la peau d’un chef des Français.
Il doit vraiment travailler là-dessus pour gagner cette confiance dont nous parlions précédemment, pour que les gens se disent qu’il a la carrure, l’envergure nécessaire. J’ai eu la joie et la fierté d’avoir très bien connu François Mitterrand. Il m’appréciait et jusqu’à la fin, chaque fois que je demandais à le voir il me recevait. Il avait une capacité formidable à se faire comprendre par les Français et à se faire respecter par les Français.
Propos recueillis par Laurent Couderc (octobre 2012).