Sorin Ioniţă travaille pour le Conseil de l’Europe, il est également membre du Comité économique et social européen. Analyste des politiques publiques, il a fondé avec trois autres collègues ExpertForum (EFOR), institut privé de recherche à but non lucratif. Il parle ici de politique intérieure, des tensions sociales récentes, et explique pourquoi la Roumanie a encore un long chemin à parcourir.
Regard : En quoi consiste ExpertForum ?
Sorin Ioniţă : Nous nous intéressons surtout aux politiques publiques, au système des retraites, de santé, au budget de l’Etat dans son ensemble. Nous analysons ces politiques et nous donnons un avis en tant qu’opérateur indépendant. Nous faisions auparavant partie de la Société Académique Roumaine (SAR). Chacun d’entre nous a son domaine d’expertise, qui va de la politique sociale aux transports ou à l’énergie, en passant par l’application des lois anti-corruption, par exemple. De mon côté, je m’intéresse surtout à la décentralisation, au développement régional. On ne s’intéresse pas en premier lieu à la compétition politique, mais aux politiques publiques, c’est-à-dire à ce qui se passe après des élections, l’application des stratégies politiques, des lois.
Comment vous financez-vous ?
Nous répondons principalement aux appels d’offre lancés par la Commission européenne ou d’autres organisations internationales qui comprennent le besoin des analyses que nous menons à bien. Car il y a un réel manque d’étude des politiques publiques, pas seulement en Roumanie mais en Europe dans son ensemble. La société civile peut grandement bénéficier de cette analyse, indépendante, qui ne représente aucun groupe d’intérêt. Des instituts de recherche pour la société civile existent partiellement en France, mais en général, ils restent peu développés dansla plupart des pays européens et surtout dans les nouveaux Etats membres. Je pense d’ailleurs qu’une partie des problèmes qui touchent la Grèce en ce moment aurait pu être évitée s’il y avait eu un déchiffrage des politiques mises en place, une explication effectuée par des experts que les médias notamment auraient pu transmettre à la société civile. Il s’agit en quelque sorte de faire le lien entre les politiques publiques et la population.
Comment voyez-vous les manifestations du début de l’année en Roumanie, fontelles partie de ce mouvement global des« Indignés » ?
Oui, clairement. D’autant que la Roumanie a toujours été un pays mimétique, et ce depuis sa création il y a plus de 150 ans. De plus, nous n’avons pas fait notre révolution 1968; il y a ici beaucoup de frustration et un besoin de suivre cette tendance de révolte contre l’ordre établi. Mais c’est surtout à cause des difficultés économiques quotidiennes d’un grand nombre de Roumains qu’il y a eu ces manifestations, suite aux mesures d’austérité très sévères mises en place l’année dernière, au manque de crédibilité de la classe politique et aux pratiques clientélistes de certains membres du parti au pouvoir. La vague de protestations fut authentique, même si elle a été en partie récupérée politiquement. Cela faisait très longtemps que je n’avais pas vu ce genre de soulèvement en Roumanie. Aujourd’hui, avec le nouveau gouvernement et le début des campagnes électorales, la tension est redescendue. Mais si l’opposition arrive à rester unie, je pense qu’au printemps, ces manifestations pourraient reprendre. Le Parti national libéral par exemple dispose d’associations et de groupes de jeunes qui devraient une nouvelle fois faire parler d’eux. Par ailleurs, l’opposition, représentée notamment par le Parti social démocrate et son chef de file Victor Ponta, a devant elle un boulevard et devrait logiquement gagner les élections. Mais elle devra aussi se montrer plus prudente que lors de l’élection présidentielle de 2009, quand les égarements de langage, les attaques exagérées contre le pouvoir en place, et la présence de personnalités telles que Dinu Patriciu ou Dan Voiculescu, furent responsables de la défaite de Mircea Geoană.
Le pays est face à un paradoxe : d’un côté les fondamentaux de l’économie sont plutôt bons, en tout cas meilleurs que dans beaucoup d’autres pays européens, de l’autre les politiques d’austérité ont généré de fortes tensions sociales…
Il y a deux ans, 1,2 million de fonctionnaires ont vu leur salaire baisser de 25%. Ils en ont depuis récupéré une partie, mais pas intégralement. Evidemment, ceux-là ne peuvent pas être satisfaits de la politique du gouvernement. Tout comme la plupart des citoyens qui ont dû accepter la diminution de diverses prestations sociales. Ceci étant, la situation de la Roumanie n’est pas comparable à celle de la Grèce. Le mal-être actuel est en partie, je dis bien en partie, alimenté par les médias et la population elle-même qui a la mémoire courte. Il y a six ans, alors que le pays était en plein essor économique, les Roumains dans leur ensemble étaient beaucoup plus pauvres que maintenant, leur pouvoir d’achat était bien inférieur. Mais tout allait très vite, trop vite. On ne se rendait compte de rien, les gens étaient aveuglés par la croissance. En prenant un peu de recul, l’ajustement que le pays est en train d’expérimenter est somme toute normal. Les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. Je sais que la politique du Fonds monétaire international est parfois critiquée à l’Ouest pour sa rigueur vis-à-vis des pays en difficulté, mais trop souvent les journalistes étrangers notamment ne se rendent pas tout à fait compte de la réalité. Il est aussi faux de penser que le FMI a tous les pouvoirs ; c’est le gouvernement roumain qui prend les décisions. A noter par ailleurs que les conditions de prêt sont devenues bien plus flexibles qu’il y a un an.
Vous êtes donc d’accord avec la politique économique qui a été menée ces deux dernières années…
Vu l’histoire récente du pays, je ne pense pas qu’on aurait vraiment pu faire mieux. Rétrospectivement, des erreurs ont été commises, mais quand on compare la situation actuelle de la Roumanie avec celle de la Hongrie, de la Grèce ou du Portugal, et bien, on ne s’en est pas si mal sorti. Même s’il y a de quoi être mécontent du manque de réformes au sein des partis politiques, de la persistance du clientélisme, très visible et devenu intolérable en temps de crise. Tout cela continuera d’alimenter la colère de la rue. A voir aussi comment le nouveau gouvernement va réussir à calmer les choses et remettre un peu d’ordre. Un secteur dont, à mon avis, on ne parle pas suffisamment et qui demande un « nettoyage » urgent est notamment celui de l’énergie, où le manque de transparence est flagrant, et où l’argent public est dépensé de façon peu scrupuleuse. Rappelezvous l’affaire des Băieţii deştepţi (clients ou dirigeants d’Hidroelectrica accusés d’avoir fait perdre plusieurs dizaines de millions d’euros à l’Etat suite à des malversations, ndlr)… Ces jeunes patrons ont été renouvelés dans leur fonction.
Pourquoi ce secteur de l’énergie reste-t-il « intouchable » ?
A cause de la façon dont ses dirigeants, même les plus jeunes, sont recrutés. Il y a comme une continuité dans cette élite peu transparente qui est savamment cultivée. La plupart viennent du Collège national de la défense, une institution fantôme dont les élèves sortent sans formation spécifique mais sont « placés ». Un genre d’ENA à la roumaine, sous l’égide du ministère de la Défense. Ce n’est pas très clair. Quelqu’un comme Elena Udrea (exministre du Tourisme et du Développement, ndlr), par exemple, ou d’autres hauts dignitaires sont passés par ce collège, au sein duquel personne ne sait vraiment ce qui se passe.
Que pensez-vous alors de l’idée de mettre des managers provenant du secteur privé à la tête des plus grandes sociétés publiques ?
L’idée n’est pas mauvaise, mais il est nécessaire dans ce cas, comme dans tout partenariat public-privé, que l’entité publique en question soit très intègre, que ses cadres soient des professionnels irréprochables, faisant preuve de maturité et de pragmatisme. Par ailleurs, la loi actuelle sur les PPP (partenariats public-privé, ndlr) n’est pas du tout claire, elle est souvent critiquée par Bruxelles, car le manque de transparence dans l’attribution des contrats est évident. Si l’entité publique est faible, comment pourrait-elle gérer des contrats complexes comme les PPP, ou ceux conclus avec des managers privés dont la performance doit bien être évaluée par quelqu’un ? Il est illusoire de croire qu’avec des managers privés aux commandes d’entreprises publiques, tout va s’améliorer comme par enchantement. Ces entreprises resteront sous la responsabilité de l’Etat qui ne peut pas se dérober.
En parlant de transparence, le dernier rapport de la Commission européenne sur l’état de la justice en Roumanie est plutôt favorable…
On peut même dire que c’est un bon rapport, grâce notamment à la condamnation spectaculaire de certains hauts dignitaires controversés, au premier rang desquels l’ancien Premier ministre Adrian Năstase. Par ailleurs, la DNA (Direction nationale anti-corruption, ndlr) est davantage perçue en tant qu’institution indépendante, non contrôlée politiquement. Bruxelles a remarqué que la Cour suprême avait nettoyé devant sa porte, et que des magistrats plus jeunes, professionnels et intègres font désormais partie des principales institutions juridiques du pays. Avant, le niveau de préparation et surtout d’intégrité de beaucoup de juges était déplorable, à la Haute Cour de cassation notamment. Leurs pratiques étaient très douteuses dans certains cas, et ils ne toléraient pas que de jeunes juristes de la Cour suprême puissent leur dire quoi que ce soit. Ceci étant, selon le rapport de la Commission, le Conseil supérieur de la magistrature reste à réformer. Il n’existe toujours pas en son sein un mécanisme objectif pour promouvoir la carrière des magistrats. Ce Conseil contrôle tout particulièrement l’accès des jeunes juges à la Haute Cour.
Cette façon peu objective de promouvoir les carrières se retrouve malheureusement dans d’autres domaines…
Effectivement, et rien ne peut changer si les recrutements s’effectuent de façon subjective. C’est une des raisons pour laquelle le pays a eu du mal à avancer pendant plus de 20 ans. A la différence de la Hongrie ou même de la Bulgarie, la Roumanie des années 90, de la période Iliescu, n’a pas régénéré ses élites. En Bul-garie, un gouvernement de centre-droit, certes plutôt faible, a permis jusqu’en 1991 de nettoyer l’appareil administratif ainsi que la justice et de mettre dehors, parfois de façon un peu abusive, les apparatchiks de l’ancien régime. Ici, en 1999, au tout début du processus d’intégration dans l’Union européenne, on nous a demandé de « dépolitiser » la fonction publique, de la rendre plus indépendante, et de stabiliser le statut des magistrats. Mais si vous stabilisez quelque chose qui n’a pas été réformé, rien ne change. Le Conseil supérieur de la magistrature a continué de protéger et d’alimenter un système féodal. C’est vrai pour la justice comme pour le monde universitaire ou celui des entreprises publiques.
Alors comment faire aujourd’hui ?
Le changement ne peut plus être effectué de façon radicale, c’est trop tard. Nous faisons désormais partie du Conseil de l’Europe, les fonctionnaires écartés ou autres agents de l’Etat peuvent donc et font souvent appel à la Cour des droits de l’homme, et nous avons surtout des lois calquées sur le modèle européen qui garantissent normalement le bon fonctionnement de la société. Le problème est que certaines de ces lois tendent à protéger ceux qui sont en place, c’est parfait dans la plupart des pays européens, mais en Roumanie, nous avons un problème de timing, nous sommes face à un dilemme : les réformes et le « nettoyage » de l’intérieur n’ont pas eu lieu, et quand on applique des lois tout à fait louables pour l’indépendance et la protection du travail, cela profite surtout à ceux qui auraient dû être changés il y a plusieurs années. Mais ils sont malheureusement devenus inamovibles. Même un ministre ou le directeur d’une grande entreprise publique ne peut plus rien faire, sinon suivre les règles du nouveau Code du travail.
Propos recueillis par Laurent Couderc (novembre 2012).