Ancien économiste en chef de la Banque nationale de 1992 à 1997, ex-ministre des Finances de 1997 à 1998, député européen de 2007 à 2009, Daniel Dăianu (59 ans) est aujourd’hui professeur d’économie à l’Ecole nationale des sciences politiques et d’administration (SNSPA)*, membre du Conseil européen des relations étrangères, et consultant économique de l’alliance USL. Il livre ici ses impressions sur la Roumanie, l’Europe, au moment où la crise devient plus pernicieuse et imprévisible.
Regard : Avant de parler d’économie, ne pensez-vous pas que l’alliance USL (Union sociale libérale au pouvoir, ndlr) est tout à fait contre nature ? Que fait un parti historiquement de gauche avec un parti de droite ? Le but semble purement électoral…
Daniel Dăianu : Mais peut-on dire que le Parti national libéral est véritablement un parti de droite ? En Roumanie, le clivage gauche-droite n’est pas aussi net, je parlerais plutôt de centre-gauche et de centre-droite. Car dans un pays en transition ou en crise, où le besoin de réformes structurelles est crucial, chaque parti essaie surtout de mener une politique avant tout pragmatique. Par exemple, quand il a été seul au pouvoir dans la période 2001-2004, le Parti social démocrate a mis en place des politiques budgétaires prudentes et des privatisations importantes. Aujourd’hui, on voit aussi en Europe comment des gouvernements de gauche mènent des politiques qui rompent avec leur idéologie, crise oblige. Mais il y a aussi des gouvernements de droite, en Espagne par exemple, qui comprennent que la consolidation fiscale doit s’effectuer avec mesure, combinée avec des stimuli pour la relance. La distinction droite-gauche est désormais beaucoup plus floue qu’avant. Dans la zone euro, il est essentiel de trouver des solutions communes à des problèmes communs ; les programmes d’ajustement au niveau national ne suffisent pas, ils occultent des défauts structurels. C’est pour cela que la Banque centrale européenne a été obligée d’intervenir constamment, comme un substitut imparfait aux institutions et aux mécanismes qui manquent à la zone euro. Et puis il y a eu ce choc provoqué par un système financier qui déraille, augmentant les risques systémiques. Un paradigme économique simpliste, qui a nié les failles des marchés financiers, a amputé les politiques de règlementation et de contrôle des autorités publiques dans les dernières décennies, et a provoqué la crise actuelle, sans égale depuis la Grande dépression.
Crise oblige, comme vous dites, la situation en Europe semble particulièrement critique. Ceci étant, les fondamentaux de l’économie roumaine sont plutôt bons, en tout cas comparés à de nombreux autres pays de l’Union européenne…
Effectivement, plusieurs de nos indicateurs macro-économiques sont meilleurs qu’il y a quelques années. Mais notre grand problème, c’est la structure de notre production, ce qui se voit dans le déficit de la balance des paiements. Ce déficit externe, comme dans la plupart des pays baltes ou en Bulgarie, était très important avant la crise ; chez nous, de l’ordre de 12 -13% du produit intérieur brut en 2007, 2008. Aujourd’hui, il a bien diminué mais reste significatif, d’environ 4,5 -5% du produit intérieur brut. Et les investissements étrangers ne l’ont pas compensé car la plupart de ces investissements ne sont pas dirigés vers la production ; ils se sont majoritairement tournés vers l’immobilier, la finance et les biens de consommation. Or, un pays où la consommation surgit doit aussi produire pour soutenir le souffle de son économie à long terme, ce qui ne fut pas le cas dans les pays du sud de l’Europe. Il s’agit pour eux, comme pour la Roumanie, de produire des biens non seulement destinés à l’exportation mais qui permettront aussi de moins importer, et donc de réduire ce déficit handicapant de la balance des comptes courants. Je ne dis pas qu’il faille avoir pour objectif une balance équilibrée à n’importe quel coût, mais le capital importé doit être sagement utilisé ; avons, nous importions autant de produits agro-alimentaires. Alors que nous devrions surtout en exporter.«Les investissements en recherche et développement ne comptent en Roumanie que pour 0,4% du produit intérieur brut »
Pourquoi citez-vous d’abord le secteur agricole ?
Parce que la Roumanie a les ressources pour être un grand pays exportateur de produits agricoles, comme la Pologne. Nous avons un sol exceptionnel. Et l’Europe a elle aussi tout intérêt à ce que l’agriculture roumaine se développe, car une crise alimentaire n’est pas à écarter dans les années à venir. Et avec la réduction de la classe moyenne, il est crucial de maintenir des prix raisonnables pour l’alimentation de base. Sinon, l’Europe pourrait se trouver face à un très grave problème social. La Roumanie se doit donc d’apprendre d’autres pays, de la France ou même de la Pologne, de l’Autriche, qui ont su organiser leur agriculture, où des coopératives permettent aux agriculteurs de s’associer, de mieux gérer leur production, et de l’intensifier pour l’exportation. Il est par ailleurs essentiel de financer l’agriculture. Ici, les banques ne sont pas intéressées par ce secteur qu’elles considèrent trop risqué, trop dépendant des aléas météorologiques notamment. Pourtant les terrains agricoles roumains ont un très grand potentiel, des investisseurs étrangers l’ont compris et les achètent à un prix bien en dessous de leur valeur réelle. Mais il n’y a pas que le secteur agricole, les ressources énergétiques du pays sont importantes, nous avons de tout, notre sol est très riche et très varié. Le problème dans ce domaine est le manque d’équipements modernes pour exploiter ces ressources, des équipements qui coûtent cher. Sans oublier notre industrie, y compris le secteur des nouvelles technologies. Nous disposons encore d’un savoir-faire, plusieurs de nos écoles et universités continuent de former de bons ingénieurs. Mais ils ne sont pas suffisamment mis à contribution, seuls des grands groupes étrangers tels Renault ou Continental, par exemple, l’ont compris et profitent de ce potentiel. Par ailleurs, les partenariats public-privé devraient davantage se développer, notamment les liens université-entreprise. Bref, l’ensemble de notre système économique est à revoir, à moderniser. Il est encore trop souvent régi par des méthodes du passé. Le système éducationnel doit aussi être modernisé, afin de faire face aux défis d’une nouvelle révolution industrielle.
Quelle marge de manoeuvre le gouvernement a-t-il précisément pour mettre en place un autre type de croissance ?
Le capital autochtone est largement dépassé par le capital étranger, la plupart des banques du pays sont étrangères, et les plus grandes sociétés ne sont pas roumaines. Ceci étant, il ne s’agit pas de diminuer cette présence étrangère qui est cruciale pour notre développement. Tout est question d’équilibre, d’un bon mixage ; il faut aider les initiatives roumaines, tout en favorisant l’installation des multinationales, notamment celles qui investissent dans les tradables (biens exportables, ndlr), si vous me permettez cette terminologie anglosaxonne. Je ne pense pas que les solutions, que ce soit pour la Roumanie ou face à la crise que nous traversons de façon générale, doivent être unilatérales, radicales ou dans un seul sens. Doser, équilibrer, ajuster, sont d’après moi parmi les maîtres mots pour sortir de l’ornière. Et l’un des principaux moyens de s’assurer un futur meilleur est l’investissement dans la recherche et le développement. Je disais qu’il fallait aider les initiatives roumaines, mais les investissements en recherche et développement ne comptent en Roumanie que pour 0,4% du produit intérieur brut. Et la part des sociétés étrangères implantées ici dans la recherche et le développement ne compte que pour 0,18% du produit intérieur brut. Normal, ces multinationales investissent dans ce domaine chez eux mais pas ici, ou très peu. En France par exemple, le capital dirigé vers la recherche et le développement arrive à environ 2,5% du produit intérieur brut. Je reviens donc à ce que je mentionnais plus tôt : il est essentiel que notre économie, dans sa structure comme dans son mode de fonctionnement, soit davantage équilibrée.
Cet équilibre passe avant tout par une meilleure absorption des fonds européens…
Oui, bien sûr, mais concernant les fonds européens, dont nous n’avons malheureusement pas pu ou su davantage bénéficier, je ferai le commentaire suivant qui s’adresse à la Commission européenne et aux Etats membres : un proverbe chinois dit que quand quelqu’un a faim, il est préférable de lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson. Il est évident depuis trop longtemps que la Roumanie a des difficultés structurelles pour absorber les fonds européens. Bruxelles aurait dû être plus concrète, l’Europe aurait dû faire preuve de plus de pragmatisme et d’initiative en proposant un partenariat réel, en s’impliquant davantage pour soutenir la Roumanie. Certes, notre pays reste décrié pour sa corruption, et c’est évidemment un problème qui doit être traité de façon impartiale. Mais le plus important pour la France, l’Allemagne, l’Europe dans son ensemble est que la Roumanie se développe. Regardez ce qui se passe à cause de la fracture dans la zone euro en matière de compétitivité ; tout l’équilibre européen risque de s’effondrer. Alors il ne faut pas tergiverser, attendre, il faut faire preuve non pas de générosité excessive, mais tout simplement, encore une fois, d’initiative et de pragmatisme. La politique régionale, de cohésion de l’Union doit inclure plus de coopération dans tous les domaines. Entre parenthèses, je suis en faveur d’une intégration budgétaire, et d’une union politique forte pour sauver l’Union. La zone euro actuelle est plus contraignante que l’étalon or de la période d’Entre-deuxguerres, et nous savons quel désastre a suivi. Certes, dans les circonstances actuelles, avoir une politique monétaire autonome est un grand avantage, cela permet un mécanisme additionnel de correction des déséquilibres, mais cet atout faiblit de par le degré élevé d’« euroisation » de certaines économies, comme la nôtre. Notre dépendance vis-à-vis des marchés financiers et économiques de l’Union fait que ce qui se passe dans la zone euro soit d’une importance exceptionnelle pour la Roumanie. Il faut donc aussi regarder ailleurs, afin de réduire cette dépendance.
C’est-à-dire ?
La Roumanie devrait développer ses contacts avec ses anciens partenaires arabes, israéliens ou asiatiques, en plus de sa relation multidimensionnelle avec les Etats-Unis. Je pense aussi au groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud, ndlr). Et ce de façon beaucoup plus intense et concrète, d’autant que nous bénéficions d’une situation géographique périphérique qui peut nous avantager par rapport à d’autres pays européens. Il y a des accords commerciaux, mais ce n’est pas suffisant. Si on admet que l’Union européenne sera une région de faible croissance dans les années à venir, une démarche de diplomatie économique tous azimuts est plus que raisonnable. Ceci dit, comme je le mentionnais plus tôt, concernant la Roumanie, même si nous trouvons de nouveaux partenaires, notre croissance dépend aussi de la modernisation de notre appareil productif, et de notre système économique dans son ensemble.
Petite parenthèse : le leu s’est très fortement affaibli ces dernières semaines, cela va-t-il continuer ?
La plupart des monnaies ont subi des pressions récemment, pas seulement le leu. Certes, plusieurs fonds d’investissement veulent se retirer de Roumanie, en partie parce que nous avons un régime de change flottant, ce qui n’est pas le cas en Bulgarie ou dans les pays baltes, et occasionne davantage de pression sur notre monnaie. Quoi qu’il en soit, la Banque nationale de Roumanie ne laissera pas le leu se dévaluer brutalement, elle interviendra. La BNR et le gouvernement ont des « tampons ». Mais tout dépend de ce qui sera fait dans la zone euro pour prévenir la contagion. Par ailleurs, je suis en faveur d’une garantie des dépôts bancaires qui soit générale au sein de l’Union européenne, et non pas seulement pour la zone Euro. Je dis cela puisqu’il est aujourd’hui question d’une union bancaire. Afin de protéger notre secteur bancaire, je préconiserais que des fonds européens puissent aussi être utilisés, le cas échéant. C’est une position que j’ai récemment exprimée dans des réunions à l’étranger. Car la stabilité financière de chaque pays membre de l’Union doit être une préoccupation de tous au sein de l’Union.
Par rapport à d’autres pays d’Europe centrale et de l’Est, la Roumanie continue de pâtir d’une bureaucratie et d’une mentalité qui freinent la croissance. Nombreux sont les investisseurs étrangers qui s’en plaignent. Pourquoi, plus de vingt ans après 1989, la Roumanie reste-t-elle embourbée ?
Il y a plusieurs explications, j’essaierai d’évoquer celle qui, selon moi, est la principale. Jusqu’à la fin du régime de Ceauşescu, nous avons subi un stalinisme tardif, ce qui ne fut pas le cas, par exemple, en Bulgarie, où le régime de Jivkov était plus ouvert que celui de Ceauşescu. Le stalinisme tardif, la faiblesse de l’élite intellectuelle, a créé ce qu’on pourrait appeler un désavantage comparatif par rapport aux Etats voisins, premièrement la Pologne et la Hongrie. Ce manque d’éléments de base pendant la période de transition, notamment d’une élite préparée pour la démocratie, pour l’économie de marché, d’institutions relativement indépendantes, a été très handicapant pour la Roumanie. Ce fut le cas aussi pour l’Albanie sous la dictature très fermée de Hoxha. L’Albanie et la Roumanie ont toutes les deux connu des dictatures beaucoup plus dures qu’ailleurs en Europe. Dès le début des années 1990, « L’Albanie et la Roumanie ont toutes les deux connu des dictatures beaucoup plus dures qu’ailleurs en Europe » la Roumanie fut considérée comme un paria, un outcast, un pays mis au ban de la communauté internationale. Et pendant une décennie, il y a eu très peu d’investissements étrangers de grande envergure. Le monde rural représente plus de 40% de la population, quand d’autres pays, comme par exemple l’ex-Tchécoslovaquie, sont beau-coup plus industrialisés et ont attiré dès le début des années 1990 de nombreux capitaux étrangers. Bref, nous avons perdu une décennie, et cela arrangeait bien ceux qui ne voulaient pas perdre leurs privilèges et ont essayé de maintenir un système bloqué, rigide, sans ouverture. Nous en souffrons toujours aujourd’hui, l’administration est encore trop engourdie, politisée, surdimensionnée. Mais je ne suis pas fataliste. La Roumanie de 2012 n’est plus le pays du début des années 1990, bien que la crise internationale souligne ses vulnérabilités économiques et pointe de grands défis pour sa politique économique.
Propos recueillis par Laurent Couderc (septembre 2012).