Lauréat de nombreux prix de journalisme, Paul Radu parcourt le monde pour ses enquêtes. Il nous a ouvert les portes de l’univers Rise Project dont il est le directeur, en plein cœur de Bucarest, pour parler de journalisme d’investigation. Au mur sont placardés les messages des donateurs, ces gens qui soutiennent les enquêtes de Rise Project afin de dévoiler les cas de corruption et le crime organisé.
Regard : Que fait exactement Rise Project ?
Paul Radu : Nous sommes un groupe de journalistes qui réalise des enquêtes sur le crime organisé et la corruption. On est dix-huit au total, dont dix permanents. Trois d’entre nous travaillent aussi pour l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP, ndlr), réseau international dont Rise fait partie. Concrètement, nous mêlons les techniques classiques d’investigation avec la technologie, à savoir des logiciels pour collecter, analyser et représenter l’information. La technologie nous aide à mieux gérer de gros volumes d’informations ainsi qu’à identifier la manière dont les criminels se constituent en réseau et cachent leur argent. En dix ans, notre métier a évolué, même si la base demeure la même et qu’aller sur le terrain reste essentiel. Un exemple simple : une compagnie X peut être en règle sur le papier, mais sur place, on se rend compte que son siège n’est en fait qu’une maison abandonnée, il y a donc un souci. Très souvent, ce qu’on voit en ligne ne correspond pas à la réalité. Nous démarrons à chaque fois de ce que l’on trouve sur Internet. Nous avons référencé de grosses bases de données depuis nos débuts en 2012, nous savons donc parfaitement où et comment chercher l’information. Il faut aussi constamment se remettre en question, car quand on a affaire au crime organisé, on comprend très vite que ces gens-là sont extrêmement créatifs. Ils disposent d’excellents conseillers qui leur expliquent comment se cacher ainsi que leur argent et leurs propriétés. Nous sommes confrontés à la nouveauté en permanence. C’est l’un des bons côtés du journalisme d’investigation, on apprend toute sa vie.
Quelles sont les différences entre le Rise Project de 2012 et celui d’aujourd’hui ?
Au départ, nous étions très peu et nous n’avions pas accès aux bases de données dont nous disposons aujourd’hui. Nous avons aussi progressé en matière de vérification de l’information et dans la manière dont nous la représentons. Car c’est ça la finalité : présenter au public tous les éléments. Nous ne fournissons plus simplement un article, nous proposons aussi une base de données avec une infographie, une animation. Pour expliquer des modes opératoires criminels, il ne suffit pas juste d’avoir soi-même compris, il faut savoir les présenter au public. Sinon, on n’est pas crédible. C’est pourquoi nous proposons aussi des formations. Je vous donne un exemple : cette année, nous avons découvert qu’Elena Udrea – ancienne ministre du Tourisme, ndlr – s’était réfugiée au Costa Rica après avoir été condamnée au pénal. Nous avons divulgué l’information et elle a réagi en disant que nous l’avions su parce que nous travaillons pour les services secrets. Nous avons donc fait un quizz sur Facebook pour nous expliquer : au Costa Rica, toutes les entrées et sorties du territoire sont des informations publiques. C’était tout simple, mais elle n’était pas au courant. 95% des informations que nous collectons sont des données publiques, des informations sur des cadastres, des propriétés ou des registres de société. Il faut juste savoir où les trouver. Voilà notre force, et il faut expliquer aux gens qu’il n’y a rien d’occulte là-dedans. Nous disposons d’un avantage immense car l’accès à l’information est en augmentation constante, c’est le propre d’Internet. Ainsi, si un politicien a misé sur Chypre il y a des années pour dissimuler des pots-de-vin car à l’époque les données y étaient tenues secrètes, depuis l’entrée dans l’UE, ce n’est plus le cas. Ces informations sont devenues publiques, il est donc facile d’apprendre de quelle société il était actionnaire à l’époque. Les gens créent leur réseau mais les choses peuvent se retourner contre eux. Il reste toujours des traces quelque part.
Début octobre, la journaliste d’investigation bulgare Viktoria Marinova a été sauvagement assassinée, sans qu’il y ait pour l’instant de lien entre ce meurtre et ses activités professionnelles*. Et les gens de Bivol en Bulgarie – site de journalisme d’investigation, ndlr – sont régulièrement inquiétés. La Roumanie est-elle plus sûre ?
Je dirais que c’est moins dangereux ici qu’en Bulgarie. Les personnes au pouvoir là-bas semblent plus dures. Il y a donc plus d’intimidation. Avec Bivol justement, nous travaillons sur une série de cas de fraude de fonds européens dans les deux pays, et à la mi-septembre, Attila Biro de chez nous et Dimitar Stoyanov de Bivol ont été retenus par la police en Bulgarie alors qu’ils essayaient d’interrompre la destruction de preuves. Nous avons eu très peur pour eux. Les risques physiques sont effectivement plus élevés en Bulgarie. Mais d’un autre côté, certaines données sur les compagnies y sont gratuites alors qu’ici en Roumanie, il faut payer très cher. Il n’y a pas de règles. Regardez ce qui se passe en Slovaquie. Cela semblait être un pays plutôt calme jusqu’à l’assassinat du journaliste Ján Kuciak. Brusquement, les choses changent. Pareil pour Malte l’an passé. Pour revenir à la Roumanie, j’espère bien sûr que rien de tout ça n’aura lieu même si, malheureusement, la criminalité organisée gagne du terrain, en consolidant notamment ses réseaux européens. Il y a de plus en plus de blanchiment d’argent. Les choses changent constamment car la criminalité organisée et ses réseaux sont transfrontaliers. Les gens se déplacent, déposent leur argent et achètent des propriétés dans différents pays.
Comment Rise Project mesure-t-il son impact ?
Nos enquêtes sont relayées par les médias nationaux et internationaux. Des procès sont ouverts ou des personnes arrêtent leurs activités suite à l’un de nos matériels. Certaines de nos enquêtes permettent aussi de récupérer de grosses sommes d’argent auprès de banques ou de sociétés corrompues. Mais le plus important consiste à informer le grand public. Si la justice ne fait pas son travail derrière, cela n’est malheureusement plus de notre ressort. Notre travail est de plus en plus médiatisé, mais il ne faut pas perdre de vue le « timing ». Prenez l’investigation à laquelle nous avons participé l’an passé, le cas de la « lessiveuse azerbaïdjanaise ». Il s’agit d’une initiative de l’OCCRP intitulée Global Anti-Corruption Consortium. Le Monde, The Guardian, beaucoup de journaux ont repris l’affaire. Nous avions obtenu un « leak » – une fuite, ndlr – bancaire et nous avions informé les gens de Transparency International que d’ici à quelques mois, nous allions publier notre histoire. En deux mots, des membres du gouvernement d’Azerbaïdjan utilisaient cette « lessiveuse », des comptes bancaires, pour payer des pots-de-vin à des gens du Conseil de l’Europe et du Bundestag – Parlement allemand, ndlr – pour qu’ils parlent en bien de leur pays. Avec les gens de Transparency, nous avons convenu d’une date pour dévoiler l’enquête. Dans l’intervalle, Transparency a écrit aux parlementaires européens et parlé avec des avocats, dans le but de faire pression. Quand l’affaire est sortie, l’effet a été démultiplié. Le CEO de Danske Bank a démissionné car cette magouille fonctionnait via sa banque, l’une des plus importantes en Europe. Bref, il ne s’agit pas seulement de publier un matériel et d’attendre. Même chose récemment avec les élections aux Maldives. Nous avons démontré que l’ancien président avait vendu des îles pour gagner certaines faveurs, et Transparency a préparé le terrain en parallèle. Au final, l’opposition a gagné. Qui sait, peut-être que nous avons joué un rôle là-dedans.
Revenons à la Roumanie. Tout le monde se félicite de l’efficacité de la lutte contre la corruption, qu’en est-il à votre avis ?
Je pense que les procureurs comprennent bien mieux aujourd’hui comment tout cela fonctionne. C’est aussi valable pour Rise, nous connaissons mieux les réseaux, qui est connecté avec qui, etc. Quand nous avons débuté, qui pouvait penser que nous allions nous retrouver au Brésil à enquêter sur les propriétés des gens de Tel Drum (société de construction basée à Teleorman, ndlr), dont Liviu Dragnea – actuel président du Parlement roumain, ndlr – ? Nous avons appris à mieux identifier les modes opératoires. Une fois qu’on a le modèle, après il est plus facile de chercher. Afin de bien expliquer tout ça, nous avons lancé un projet intitulé les « recettes de la corruption ». Comme en cuisine, mais pour voler de l’argent. Les éléments sont toujours les mêmes : des sociétés, des comptes bancaires, un bouc émissaire, de l’argent, des fonds européens et des fonds nationaux. Toutes les recettes combinent ces éléments d’une manière ou d’une autre. Pour notre première, nous nous sommes intéressés aux sociétés avec actions au porteur qui masquent l’identité de leurs propriétaires. Dans les registres, il est juste écrit que la société est détenue par actions au porteur. Ce type de société n’existe que dans quatre pays européens, c’est le véhicule parfait pour donner des pots-de-vin.
C’est-à-dire ?
Disons que je participe à un appel d’offres pour refaire l’autoroute Bucarest-Constanţa avec une société mixte dont les actions sont réparties de la sorte : 20% d’actions au porteur et 80% à vue, visibles. Mon nom apparaît juste dans les 80%, pas dans le reste. Je peux donc aller voir la personne qui organise l’appel d’offres en lui disant que si nous gagnons, il possèdera 20% de la société sans que son nom n’apparaisse nulle part. De nombreuses compagnies de ce type ont obtenu des fonds européens. Tel Drum en a notamment obtenu à hauteur de 500 millions d’euros. Et ce ne sont pas les seuls. Autre aspect : les modèles criminels qui fonctionnent sont exportés à l’étranger. Ainsi, les méthodes que l’on retrouve aujourd’hui pour voler de l’argent en Roumanie seront employées demain en Moldavie, puis en Ukraine, etc. Ces modèles criminels sont en fait comme des biens d’import-export. Quelque part, c’est plutôt brillant.
Pourquoi fait-on encore des classements par pays en matière de corruption ?
Il est effectivement devenu difficile de cloisonner les choses. Et il y a des surprises. Le scandale de la Danske Bank touche le Danemark, pays qui n’a jamais été perçu comme corrompu. Il n’y a pas de frontières pour le crime organisé, ces gens-là sont globaux au sens propre du terme, même si beaucoup d’entre eux financent des mouvements anti-globaux pour ne pas être inquiétés. Un Kosovar et un Serbe qui font du trafic d’armes ensemble, c’est possible. Ils se servent de tous les pays. Mais le plus grave, c’est toujours lorsque le gouvernement est du côté du crime organisé. Ainsi, actuellement, le gouvernement et le crime organisé travaillent main dans la main en Roumanie puisque des personnes au pouvoir ont été condamnées.
Avez-vous le sentiment que le message anti-corruption gagne du terrain du point de vue électoral ?
Les gens se rendent bien compte que l’argent qui finit dans des villas de luxe au lieu de refaire les routes provient de leur poche. Après, il a toujours existé en Europe de l’est un marché noir auquel beaucoup ont pris part. Cela a sans doute été cultivé par le communisme. Ces séquelles sont encore présentes et cela contribue sans doute à ce que la tolérance à la corruption soit plus importante que dans d’autres pays. Pour ce qui est de la petite corruption, le problème majeur, c’est qu’il n’y a plus de presse locale pour s’en occuper, elle a été décimée à 90%. Or, une presse locale qui puisse faire pression sur les autorités en suivant ce qui est voté et réalisé manque cruellement en Roumanie.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (octobre 2018).
* Samedi 6 octobre, la journaliste Viktoria Marinova, 30 ans, a été violée et tuée à Ruse, petite ville bulgare frontalière située à 80 km au sud de Bucarest, alors qu’elle était en train de faire son jogging. Son corps a été retrouvée dans un parc qui longe le Danube. Viktoria Marinova dirigeait une petite chaîne de télévision régionale, TVN, qui appartient à son ex-mari, actif dans les télécoms. Elle avait récemment lancé un magazine d’investigation, « Detector », et collaborait notamment avec le site Bivol. Dans l’édition en ligne du 9 octobre du quotidien français Le Monde, Attila Biro de Rise Project confirme que « son équipe et elle-même travaillaient sur beaucoup de sujets impliquant le crime organisé ». Au bouclage de ce numéro, un suspect a été arrêté en Allemagne, la police excluant un motif lié à la profession de la victime à ce stade de l’enquête.