À Timișoara, trois équipes de football évoluent en Ligue 2, une performance en soi. Toutefois, la palme de l’inédit revient aux supporters qui dirigent l’une d’entre elles, contre vents et marées, avec une foi infaillible pour le sport « propre », sans gros sous, et sans patron*.
Ce samedi après-midi, l’Association sportive de l’Université Politehnica de Timișoara, surnommée Poli, reçoit l’équipe de Mioveni, une petite ville près de Pitești. Les locaux restent sur une défaite, trois petits points ne feraient donc pas de mal pour grappiller une place dans le classement de la Ligue 2 de football professionnel roumain.
De son côté, Sebastian Novovic joue son match depuis 9 heures du matin. Il est allé chercher les bannières des sponsors, les jus pour la buvette, a participé à la séance technique avec les arbitres. « Je devais signer un document, au nom des supporters, comme quoi aucun dérapage ne surviendrait », précise ce grand brun, passionné au point d’avoir tatoué les emblèmes de Poli sur ses deux mollets. Il enfile un chasuble jaune et rejoint d’autres bénévoles, chargés de veiller à la sécurité du terrain.
À peine le coup d’envoi est-il lancé que résonnent déjà les chants des 1000 spectateurs… « Poli, tu es notre amour. Allez, lutte et gagne. » Un amour unique, car ici, les supporters ne se contentent pas d’encourager leur équipe pendant les matchs. Leur association, Druckeria, a signé un contrat avec l’Université Politehnica pour gérer le club. Trois supporters, dont Sebastian, sont salariés et doivent trouver des sponsors, promouvoir Poli dans les écoles, lors d’événements, ou à travers des actions caritatives.
Chaque semaine, les supporters se réunissent pour débattre des problèmes, des solutions, du bilan financier. Avec les dirigeants techniques, ils décident aussi les grandes lignes de la stratégie sportive. « Tout est transparent, tout se discute, et chacun peut s’épanouir dans son rôle, sans qu’un grand chef nous dise quoi faire. Ce n’est pas plus facile, mais c’est plus beau », estime Marius Cociu, le directeur sportif.
Cette organisation atypique résulte d’une histoire à rebondissements. Tout avait bien commencé en 1921, quand l’Université Politehnica, une institution dans la ville, fonde son équipe de foot. Mais dans les années 90, les clubs se privatisent et les difficultés commencent. Première déception avec un investisseur italien qui, après de grandes promesses, part avec l’équipe tenter sa chance dans un autre village, près de Bucarest. Ironie du sort, un nouvel investisseur amène une équipe d’un autre village, également proche de la capitale, et ravive Poli.
Le club connaît alors son heure de gloire à la tête de la Ligue 1 et participe à des compétitions européennes. De 15 à 20 000 personnes remplissent le stade, à chaque match, un phénomène qui fait des envieux dans le pays. Quand soudain, à l’été 2012, le navire se noie sous 4 millions d’euros de dettes. L’investisseur est condamné à quatorze ans de prison pour tromperie et blanchiment d’argent, dans une autre affaire.
« Nous nous sommes réveillés d’un rêve, trahis. L’esprit de Poli avait disparu, nous ne comprenions plus rien au foot, poursuit Silvian, l’un des trois managers-supporters. Nous avions deux options : refermer la boîte des souvenirs et regarder du cricket, ou se mobiliser. »
L’Université possédait aussi une équipe amatrice, formée de professeurs et d’étudiants. Chaque année, ils remportaient le championnat de Ligue 6, au niveau municipal, mais sans évoluer, par manque de moyens. Les supporters ont alors eu une idée : pourquoi ne pas repartir de cette base, et tracer un nouveau bout de chemin ? « Nous voulions absolument recréer le lien avec l’Université, nos racines, notre mère », ajoute Lucian, devenu supporter quand il est arrivé pour ses études dans la ville.
Début juillet 2012, ils exposent leur plan au maire fraîchement élu, Nicolae Robu. En vain. L’ancien recteur de Politehnica choisit de faire venir l’équipe de la petite ville de Recaș, située à quelques kilomètres de Timișoara, propulsée en Ligue 2 mais en faillite. Il forme un nouveau club, l’ACS Politehnica. La goutte de trop pour les supporters qui, la nuit de l’annonce, tagguent partout dans la ville : « L’AC Recaș n’est pas le Poli. »
Mais le projet des supporters va convaincre le nouveau recteur. « Le maire n’a pas cru dans leur audace. Nous, oui, nous ne pouvions seulement pas les aider financièrement », nuance Viorel Șerban. En deux jours, les supporters collectent 800 euros pour acheter des équipements pour les joueurs, et l’aventure recommence, de Ligue 6 en Ligue 5.
« Quand les supporters de Poli arrivaient dans les villages, c’était la fête, les bars réalisaient la moitié de leur chiffre d’affaires annuel en un jour », raconte le recteur.
« 1500 personnes allaient voir les matchs en vélo, et après on célébrait avec les joueurs, c’était romantique », retient Bianca qui tient le stand de tee-shirts ou se balade dans les gradins avec une boîte, pour recueillir les donations du public.
Grâce à cet engouement, l’ASU Poli a atteint la Ligue 2, en 2016. « C’est l’équipe avec le plus fort soutien de la part des supporters que j’ai entraînée. Cela m’aide beaucoup pour la préparation psychologique des joueurs, relève Cosmin Petruescu, l’entraîneur principal. Même si nous perdons, le public nous encourage. »
Cette singularité a cependant ses limites, l’argent manque au club s’il veut monter en Ligue 1. « Notre budget avoisine 400 000 euros quand certains de nos adversaires partent avec 2 millions, comme à Cluj, où les supporters se sont inspirés de Timișoara pour raviver leur équipe. Mais depuis, ils ont reçu le soutien financier des autorités locales », souligne Sebastian, le président de l’Association des supporters.
Les cotisations, les revenus des entrées et des produits dérivés ainsi que les subventions des entreprises locales ne suffisent pas. « Nos joueurs touchent environ 120 euros par mois pour les plus jeunes, et 1200 euros pour les plus expérimentés. Nous ne pouvons pas offrir plus, et donc attirer de meilleurs joueurs. Il faudrait que la communauté nous aide en assistant davantage aux matchs, mais les gens attendent de bons résultats pour venir au stade », s’attriste-il devant ce cercle vicieux.
Depuis le début de cette nouvelle saison, le club mise sur la formation de jeunes joueurs pour franchir une marche d’ici un ou deux ans. « Je suis sûr que le temps va faire son affaire et que d’ici 2021, pour le centenaire de Poli, nous brillerons », présage le recteur.
« Vu que l’équipe fondée par le maire vient d’entrer en insolvabilité, à cause de financements opaques recensés par la Cour des comptes, elle va sûrement disparaître dans le même délai, avance Anda Deliu, correspondante locale pour le site ProSport, et spécialiste de Ligue 2. À voir si les sponsors de cette équipe, qui n’attire quasiment personne aux matchs, choisiront de soutenir celle des supporters. Ce serait bien qu’une équipe retrouve une aura nationale, parce que toutes ces magouilles ont éloigné les habitants du foot, seuls les plus fanatiques ont cultivé leur passion. »
L’entraîneur de Poli se prend à rêver qu’une seule équipe sortira de cette histoire et qu’il la mènera de nouveau jusqu’en Ligue des champions pour affronter Mancherster City ou éliminer le Shakhtar Donetsk, comme au bon vieux temps.
Aline Fontaine (octobre 2018).
* L’ACS Politehnica, fondée par les autorités locales, est classée 19ème de la Ligue 2. Ripensia, soutenue par des investisseurs privées, 15ème. Et l’équipe des supporters, l’ASU Politehnica, arrive en 11ème position sur 20.