Émigrer à tout prix est-il toujours une réalité ? Entretien avec Dan Jurcan, directeur de recherche à l’Institut roumain d’évaluation et de stratégie (IRES).
Regard : Suite à la signature du CETA (Accord économique et commercial global, ndlr), les Roumains n’auront plus besoin de visa pour se rendre au Canada à partir de décembre 2017. Cela va-t-il nécessairement déclencher une nouvelle vague d’émigration ?
Dan Jurcan : Nous avons réalisé une étude en novembre, juste après la confirmation de cet accord, qui révèle que seuls 4% des Roumains avaient l’intention de partir suite à la levée des visas pour le Canada. Et il ne s’agit que d’intention. De fait, ce que les sociologues dénomment la « loi de la migration » montre que plus la différence de niveau de vie entre deux pays sera grande et la distance géographique réduite, plus les mouvements migratoires seront importants. C’est la raison pour laquelle les Roumains privilégient d’abord des pays comme l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne. Par ailleurs, il faut moins d’argent pour s’y rendre, la plupart des migrants roumains partent en autocar avec cent euros en poche. Pour le Canada, c’est une autre affaire, le voyage coûte beaucoup plus cher, et les contrôles à l’aéroport sont plus stricts.
Les pays européens de l’Ouest sont-ils aussi attrayants qu’avant ?
Les vagues massives d’émigration, qui ont concerné plus de 4 millions de Roumains, ont eu lieu avant les années 2000, alors que les visas n’étaient pas encore levés. Certes, l’entrée dans l’Union européenne en 2007 a évidemment accéléré le phénomène. Puis la crise est arrivée, certains sont revenus au pays, mais à mesure que la situation se stabilisait, beaucoup ont choisi de retourner dans leur pays d’adoption. Il s’agit de sentiments complexes, difficiles à cerner : le mal du pays, les espoirs déchus lors du retour… Les dilemmes sont constants pour le migrant. À cela s’ajoute le problème des enfants. Quand ils sont nés en Espagne ou en Italie, comment les faire revenir en Roumanie ? Il est très difficile pour eux de s’intégrer à nouveau au sein de leur propre culture, même s’ils se disent roumains. Cela explique aussi pourquoi des parents qui ont eu l’intention de rentrer au moment de la crise ont finalement décidé de rester dans leur pays d’adoption.
Il y a donc eu peu de retours…
Effectivement, et cela se constate clairement quand on regarde les données de l’emploi. Dans les années 1990, la Roumanie avait une population active d’environ 8 millions de travailleurs. Aujourd’hui, on n’en compte que 4 millions, étant donné que 4 millions sont partis. Et ils sont partis surtout pour des raisons économiques qui valent toujours, c’est-à-dire afin notamment d’échapper à des niveaux de salaire trop bas. La corruption ou la situation politique ne rentre pas vraiment en ligne de compte, c’est le niveau de vie qui fait que beaucoup de Roumains restent vivre à l’étranger, ou veulent émigrer. Aujourd’hui, les sondages montrent que 50% des jeunes de moins de 25 ans voudraient partir.
C’est un chiffre plutôt alarmant…
Oui, mais encore une fois, il ne s’agit là que d’intention. Ces jeunes sont sous l’influence de leur famille qui leur assure que l’herbe est plus verte ailleurs, ils voient certains de leurs amis étudier en Angleterre, gagner pas mal d’argent en Allemagne, etc. Mais de là à faire le pas… Par ailleurs, certaines mesures concrètes peuvent changer les comportements, précisément parce que les raisons du départ sont elles aussi très concrètes. Il y a quinze ans, le gouvernement roumain a décidé de ne plus imposer les revenus des informaticiens. La vague d’émigration au Canada ou vers la Silicon Valley s’est nettement ralentie. Aujourd’hui, un informaticien peut très bien gagner sa vie en Roumanie, où les coûts sont, qui plus est, bien moins élevés qu’à l’Ouest.
Pensez-vous que la Roumanie pourrait elle aussi devenir terre d’immigration ?
Jusqu’à présent, cela n’a pas du tout été le cas. Même les réfugiés syriens préfèrent éviter la Roumanie. Je le mentionnais au début de cet entretien, la loi de la migration s’impose presque à chaque fois : le migrant choisit avant tout un pays où le niveau de vie est élevé, avec une assistance sociale développée. La Roumanie ne dégage que 33% de son produit intérieur brut pour ses dépenses sociales, alors que la moyenne à l’ouest de l’Europe tourne autour de 40%. D’un autre côté, il existe ici une certaine tolérance vis-à-vis de l’étranger qu’on ne retrouve pas forcément ailleurs en Europe, où les courants radicaux, anti-immigrants, se renforcent.
Propos recueillis par Carmen Constantin (décembre 2016).