Caché des regards indiscrets, l’Institut national de physique et d’ingénierie nucléaire (IFIN) se trouve un peu à l’écart du centre de Măgurele, au milieu d’un petit bois d’une circonférence presque parfaite, planté artificiellement il y a 65 ans. C’est ici que sera construit le fameux laser ELI-NP. Aux commandes du projet, Nicolae-Victor Zamfir, directeur de l’IFIN.
Regard : Qu’est-ce que le projet ELI-NP ?
Nicolae-Victor Zamfir : L’histoire d’ELI-NP est très courte pour un projet d’infrastructure scientifique de recherche. Elle commence il y a huit ans avec l’idée d’un groupe de scientifiques européens conduit par le Français Gérard Mourou. Petite parenthèse, Gérard Mourou a découvert il y a 30 ans la modalité d’augmenter pratiquement jusqu’à l’infini la puissance d’un laser. Ce groupe de scientifiques a réussi à porter cette idée sur la liste des méga-projets scientifiques européens. Celle-ci en contenait 36 dans tous les domaines scientifiques. A l’époque, le laser imaginé était mille fois plus puissant que tous les autres lasers qui existaient. Depuis, la puissance des lasers dans le monde a augmenté ; ceux qui seront construits à Măgurele, car il y en aura deux, auront chacun une puissance de dix petawatts, et ne seront donc plus que dix fois plus puissants que le reste. Mais pour bien se rendre compte de ce que signifie cette différence, on peut faire une comparaison avec un train. Augmenter dix fois la vitesse d’une locomotive qui roule à 20 km/h, c’est assez facile. Mais si elle roule à 200 km/h, alors cela devient plus compliqué. La construction de ces deux lasers est tellement nouvelle qu’à l’heure actuelle, nous n’avons pas encore toutes les solutions aux problèmes qu’elle pose.
Le projet prévoit également la construction d’un faisceau de rayons gamma…
Effectivement, c’est quelque chose de plus abstrait que les lasers et on en a moins entendu parler dans les médias. Un rayon gamma est une radiation électromagnétique et il appartient, comme les lasers, à la famille de la lumière. Mais il est invisible. Ces rayons sont très utilisés pour les études de physique nucléaire. Ce qui sera extraordinaire ici, c’est à la fois son intensité – il sera un million de fois plus puissant que tout ce qui existe actuellement – mais aussi la précision du réglage de son énergie.
Concrètement, comment construit-on de tels équipements ?
Le projet a quatre composantes de base. La construction civile, les deux lasers, le faisceau gamma, et enfin les expériences qui en découleront. Ces quatre parties sont toutes aussi importantes les unes que les autres. Les critères que doit remplir la construction civile ont déjà posé de nombreux problèmes, aussi bien au maître-d’œuvre qu’au constructeur. Le chantier a commencé l’année dernière en juin, et devrait se terminer l’été prochain. Les lasers sont eux aussi déjà en construction. Un contrat a été signé l’année dernière, en juillet, avec Thales Optronics France et Thales Systems Romania. Les différents composants sont fabriqués en France et seront transportés à Măgurele l’année prochaine pour être assemblés et testés ici. Le tout sera fini en 2017. Quant au système gamma, sa construction a débuté au mois de mars de cette année. Il est réalisé par un consortium européen, EuroGamaS, qui comprend des instituts de recherche et des sociétés de haute technologie de huit pays européens. On peut dire que ce consortium réunit toute l’expertise européenne dans le domaine. Le faisceau de rayons gamma sera prêt en 2018.
Et la quatrième composante, celle des expériences ?
C’est la première chose à laquelle nous avons pensé. Dès que la candidature de la Roumanie a été approuvée pour le projet ELI-NP, nous avons fait appel aux physiciens du monde entier. C’était tellement nouveau qu’il a fallu se demander ce qu’on allait pouvoir rechercher avec des outils aussi performants. A la suite de conférences et de rencontres, nous avons rédigé un livre blanc contenant toutes les idées de recherches scientifiques. C’est sur la base de ce livre blanc que nous avons fait l’étude de faisabilité qui a ensuite servi de base pour le dossier d’application envoyé à l’UE.
Vous ne savez donc pas encore précisément ce que vous allez rechercher ?
Les expériences qui sont proposées dans ce livre blanc sont aujourd’hui en train d’être traduites en projets techniques. Ceux-ci seront prêts à la fin de l’année pour être débattus par la communauté scientifique internationale dans le cadre d’une symposium à Măgurele, où chacun pourra donner son avis. Il s’agit d’une pratique usuelle dans le monde scientifique avant d’approuver de grands projets. Puis nous enverrons les projets à une expertise extérieure, composée de scientifiques qui n’y ont pas pris part. Ils devront répondre à deux questions : est-ce faisable, et cela mérite-t-il d’être fait ? Ils constitueront ensuite une liste de priorités des expériences. Enfin, au milieu de l’année prochaine, un conseil consultatif international, formé de vingt et une personnalités scientifiques du monde entier, approuvera formellement le tout. Nous allons donc passer par toutes les modalités de discussion et d’approbation avant de savoir ce que nous testerons avec ces nouveaux outils.
Avez-vous tout de même une petite idée de ce que vous allez découvrir grâce à ELI-NP ?
Les recherches scientifiques qui seront menées sont décrites dans leurs grandes lignes dans le livre blanc. Mais vous savez, dans l’histoire des découvertes scientifiques, il y a toujours eu de grandes différences entre ce qui a été imaginé avant de faire les expériences et ce qui a été réellement découvert. Il est donc difficile de faire ce genre de prévisions. Ce qui est sûr, c’est que nous découvrirons bien plus de choses que celles auxquelles nous nous attendons. Et pourquoi pas de nouvelles lois physiques.
Au niveau institutionnel, que représente ELI-NP ?
C’est un projet financé par des fonds européens et nationaux dont le bénéficiaire est l’IFIN. Mais étant donné son importance, il deviendra une entité séparée et indépendante. L’IFIN est déjà grand puisqu’il compte plus de 700 salariés dont 500 chercheurs. Nous n’avons pas voulu transférer automatiquement les chercheurs de l’IFIN ou d’autres centres scientifiques de Roumanie dans le projet ELI-NP, car chaque institut possède sa propre stratégie et il ne faut pas la dérégler. Et puis comme dit le proverbe roumain, deux sabres n’entrent pas dans le même fourreau. En parallèle à la construction proprement dite de ELI-NP, nous devons donc mettre sur pied une nouvelle institution.
« Nous découvrirons bien plus de choses que celles auxquelles nous nous attendons. Et pourquoi pas de nouvelles lois physiques »
Avec une nouvelle équipe de chercheurs…
Oui, c’est ce que nous sommes en train de faire. En 2018, nous devrons en avoir plus de 200. Les postes ont déjà été annoncés dans le monde entier par le biais des canaux habituels pour ce type de projet. Nous avons reçu à ce jour plus de 500 candidatures et une cinquantaine de scientifiques ont déjà été choisis. Chaque semaine, nous continuons d’avoir des entretiens.
Qui sont-ils et d’où viennent-ils ?
Je pourrais les classer en trois catégories, pour le moment. La plus nombreuse est celle des Roumains qui travaillent dans divers laboratoires internationaux. Certains viennent de terminer leur doctorat, d’autres sont des chercheurs confirmés qui décident de rentrer au pays. Après, nous avons environ 10% de Roumains qui viennent des différents instituts de recherche de Roumanie. Et enfin, il y a les étrangers. Nous avons deux Japonais, des Indiens, des Français, des Allemands, des Espagnols, des Italiens, des Chinois…
Pouvez-vous nous dire deux mots sur l’IFIN de Măgurele ?
Il a été construit il y a 65 ans. La physique était une science très à la mode après la guerre et particulièrement la physique nucléaire, c’est elle qui a permis de découvrir la bombe atomique. Partout dans le monde, des campus spécialisés dans ce domaine ont été créés. En Roumanie, la mission de l’IFIN était de mettre les bases du programme nucléaire énergétique national. En 1974, la partie énergétique a été mutée à Pitești, et Măgurele s’est concentré sur la physique. C’est comme ça que la Roumanie est devenue le quatrième pays au monde à produire des lasers après l’Union soviétique, les Etats-Unis et la France. Tout cela dans des conditions de guerre froide et donc d’embargo. Aujourd’hui, nous n’avons rien à envier à d’autres instituts de recherche dans le monde.
Le phénomène de la fuite des cerveaux n’est donc ici pas d’actualité ?
Les années 1990 ont été dramatiques pour le domaine scientifique en Roumanie. Les chercheurs de toutes les générations partaient, la qualité des instituts de recherche était en chute libre. Mais en 2004, 2005, les infrastructures existantes ont été modernisées et de nouvelles ont été construites aux standards internationaux. Depuis, le flux s’est mis doucement à s’inverser. Aujourd’hui, le nombre de scientifiques qui reviennent est plus important que le nombre de ceux qui partent. L’équilibre est donc rétabli. Mais nous nous confrontons maintenant à un autre problème : nous ne produisons plus suffisamment de chercheurs. Les sciences physiques n’attirent plus… Nous espérons que ELI-NP va changer la donne. Il paraît que cette année le nombre d’étudiants en physique a doublé par rapport aux années précédentes. Je pense que c’est l’effet ELI-NP.
Quelle est la différence entre les salaires des chercheurs du projet ELI-NP et ceux des autres projets de l’IFIN ?
Les salaires des chercheurs de l’IFIN sont au niveau des salaires de la société roumaine. Ils varient entre 500 euros pour un jeune diplômé et 1 000 voire 1 500 euros pour un chercheur en fin de carrière. A ELI-NP, nous offrons des salaires équivalents à ceux proposés par n’importe quel laboratoire dans le monde. Et c’est normal, sinon nous n’aurions pas pu entrer dans la compétition.
Quelle a été votre carrière et comment êtes-vous devenu directeur de l’IFIN ?
J’ai commencé à la fin des années 1970 en tant que jeune diplômé à Măgurele, et immédiatement après la révolution, je suis parti aux Etats-Unis où j’ai travaillé pendant quatorze ans, notamment à l’université de Yale où je suis devenu professeur de recherche. Vers la fin de ma carrière, j’ai décidé de rentrer à la maison. J’ai déposé ma candidature pour le poste de directeur de l’IFIN qui venait de se libérer. C’était en 2004. Le projet ELI-NP n’existait pas encore.
Propos recueillis par Jonas Mercier (octobre 2014).