Le génocide des Roms pendant la Seconde Guerre mondiale, appelé « Porajmos » en langue romani, reste méconnu. Soixante-dix ans après, il est peu su que le maréchal Antonescu a fait déporter 25 000 Roms dans des camps en Transnistrie, où la moitié a péri. De ceux qui ont survécu, seuls quelques centaines vivent encore. Mais ils se souviennent.
À Bolintin Vale, strada Viitorului (la rue du futur) porte mal son nom. En quittant l’avenue principale de ce village situé à 30 kilomètres à l’ouest de Bucarest, on quitte aussi l’asphalte pour déboucher sur une route en terre. Des maisons modestes s’alignent de part et d’autre. Les charrettes côtoient de grosses cylindrées qui traversent le quartier dans un nuage de poussière. Devant les maisons, un groupe d’hommes et d’enfants observe le visiteur avec curiosité. Tudor Ramadan est là, assis devant chez lui. A 80 ans, il se déplace avec difficulté mais sa mémoire, elle, est restée intacte. Dans sa cour, les voisins et ses petits-enfants se sont réunis pour écouter son histoire…
« Il faisait chaud, c’était l’été quand ils sont venus nous chercher… ». Tudor Ramadan était alors âgé de huit ans. En ce début d’été 1942, on se prépare pour la foire annuelle de Balaria, dans le département de Giurgiu. Une dizaine de familles de Roms spoitori (1) sont venus en carrioles des villages alentours. La famille Ramadan, elle, vient de Singureni. Il y a aussi les Văduva et les Cociu, avec leur petite Ioana à peine âgée de trois ans. Sisi, ainsi surnommée par son père, joue avec ses frères et sœurs sur la place.
Mais l’arrivée des gendarmes perturbe cette matinée ensoleillée. « Les gendarmes roumains nous ont menti, raconte Tudor Ramadan. Ils nous ont dit que si on partait en Russie ils nous donneraient une maison, des terres, du travail, qu’on deviendrait riche. Mon père ne voulait pas, mais il n’a pas eu le choix. Je me rappelle très bien de ce qu’il a dit… « Si mon frère y va, si mon oncle y va, si tout mon clan y va, alors j’y vais aussi. » »
S’en suit un long voyage, pendant des semaines, à pied ou à cheval, jusqu’aux confins des plaines de Transnistrie (2) . « Cela faisait comme une grande colonne, et de commune en commune d’autres Tziganes nous rejoignaient. » Après avoir passé le fleuve Dniestr, les gendarmes les ont alors dépossédés de leurs seules richesses : des boucles d’oreille et quelques pièces d’or.
Faim et froid
« Si je le pouvais, je retournerais là-bas pour vous montrer l’endroit où nous vivions. C’était au milieu d’une grande vallée, il n’y avait absolument rien. Les gendarmes avaient des chiens et des fusil », se souvient Tudor. « Et nous, les Tziganes, on était tous là, chacun réparti en fonction de son clan », ajoute Sisi qui a elle aussi fait partie du convoi. Mais ce camp semi-fermé n’avait rien à voir avec celui d’Auschwitz, par exemple. Selon l’historien Petre Matei (voir encadré), « il faut s’imaginer qu’à l’époque, les autorités roumaines ne sont pas aussi organisées et n’étaient pas aussi méthodiques que les Allemands. Ce n’était pas un camp d’extermination, on les a juste laissés là mourir de faim et de froid ».
Le premier hiver fut meurtrier. « Nous n’avions rien à manger, juste du maïs pourri et des animaux morts, des chevaux, des vaches, des oiseaux… », poursuit Sisi. Sa sœur succomba du typhus après qu’une épidémie se soit déclarée dans le camp. Et pour Tudor, même fuir n’avait aucun sens…. « On était loin de tout, on n’avait nulle part où aller. En fuyant, on prenait le risque de se faire fusiller. Les juifs et les tziganes devaient être exterminés. C’étaient les ordres d’Antonescu. »
Au printemps 1943, les Roms sont répartis dans d’autres villages afin de travailler au sein de Kolkhozes – coopératives agricoles pendant la période soviétique. Ils vivent dans des granges ou au sein de foyers ukrainiens. « Ils étaient bon avec nous », se souvient Tudor. Mais là encore, la faim sévit. Ceux qui travaillent dans les champs reçoivent un peu de nourriture, très peu… « Mon frère était chef d’équipe, il avait une pomme de terre et 100 grammes de farine de maïs par jour. Que pouvait-on bien faire avec 100 grammes… ».
« On était loin de tout, on n’avait nulle part où aller. En fuyant, on prenait le risque de se faire fusiller. Les juifs et les tziganes devaient être exterminés. C’étaient les ordres d’Antonescu »
Les humiliations étaient par ailleurs monnaie courante. Tudora Văduva, la femme de Tudor, qui a elle aussi été déportée, raconte en boucle « le drame de sa vie (…) Maria, Maria, ils ont tué ma sœur », gémit-elle. Maria était très belle et les soldats allemands lui tournaient souvent autour. Un jour, dans une grange, près du kolkhoze, son beau-frère a voulu s’interposer. « Les Allemands lui ont tiré dessus, puis ils ont pris mon père et lui ont enfoncé un pistolet ici (elle montre sa gorge, ndlr), et l’ont tué. Pareil pour ma mère et mon grand frère. Moi je me suis cachée sous une couverture, dans la paille, et quand je suis sortie, il n’y avait plus personne, j’étais toute seule. »
Le retour
« Si la guerre n’était pas venue, on serait encore là-bas », lâche Tudor. Au printemps 1944, les Russes tentent de reprendre la Transnistrie à la Roumanie alors alliée à l’Allemagne. C’est le chaos et la débâcle. La famille Ramadan arrive à fuir mais se retrouve piégée entre les deux armées. La mère de Tudor meurt sous les bombes, son petit frère dans les bras. Sisi se rappelle que « l’eau de la rivière était rouge de sang. (…) Quand on entendait des avions passer, on se cachait où l’on pouvait. Beaucoup sont morts. Moi, c’est mon grand frère qui m’a sauvée ; il m’a portée sur son dos pendant tout le chemin du retour, il était à bout de forces ».
Après avoir traversé la rivière du Prut, ces Roms rescapés arrivent à Galați dans un état déplorable. Ils sont internés pendant quelques jours afin d’être soignés. Puis ils prendront le train jusqu’à Bucarest afin de rejoindre leur village et leur maison à Singureni. Trois ans se sont écoulés depuis la déportation. « Quand nous sommes rentrés, une famille roumaine avait récupéré notre maison et l’habitait. Pour tous ceux de notre rue qui ont été déportés, ce fut la même chose. Nous n’avons jamais pu revivre dans nos maisons, affirme Tudor. Si vous allez à Singureni, demandez la rue des Spoitori, elle existe toujours, mais elle n’en a plus que le nom. » Pourtant, il a bien fallu continuer à vivre : se construire une nouvelle maison à Bolintin Vale, se marier avec Tudora l’orpheline, reprendre le métier traditionnel des Spoitori, faire des enfants et leur raconter ce passé effroyable… « Pour que personne n’oublie. »
(1) Les Spoitori sont des Roms semi-nomades. Leur métier traditionnel est de polir les chaudrons fabriqués par les Roms caldarari. L’hiver, ils sont sédentaires, mais l’été ils partent sur les routes pour vendre leurs services.
(2) La Transnistrie d’avant la Seconde Guerre mondiale était une région située dans l’actuelle Ukraine, entre les fleuves du Dniestr et du Boug méridional. Elle appartenait à l’Union soviétique, jusqu’à ce qu’elle soit annexée en 1941 par la Roumanie. A ne pas confondre avec la Transnistrie actuelle, région séparatiste située à l’est de la République de Moldavie.
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Un devoir
Depuis quelques mois, l’historien Petre Matei parcourt les villages du pays à la recherche des Roms qui ont survécu à la déportation. Son projet : les aider à faire valoir leurs droits en tant que déportés, notamment celui de recevoir une pension délivrée par l’Etat roumain. Elle existe depuis 2000 et s’élève à environ 50 euros par mois. Les déportés peuvent aussi bénéficier d’une pension allemande s’ils réussissent à prouver qu’ils étaient assez grands à l’époque pour avoir travaillé dans un Kolkhoze. Mais la majorité de ces Roms sont analphabètes et il leur est très difficile de constituer un dossier et de réunir les documents nécessaires. L’extrait des archives qui prouve qu’un père de famille a été envoyé avec les siens en Transnistrie reste l’acte le plus difficile à obtenir. « Bien souvent, les archives départementales n’ont pas été classées, par manque de personnel et parfois par négligence », explique l’historien. Le projet de Petre Matei, intitulé « Les survivants roms de la déportation en Transnistrie », mis en place par le Centre de ressources pour les communautés, et financé par le Fonds des ONG de Roumanie, revêt aussi une autre dimension, celle du devoir de mémoire. « Dans quelques années, ces rescapés ne seront plus là, et il ne restera plus aucune trace de leur histoire. Grâce à ces témoignages, on espère pouvoir faire des expositions et réaliser du matériel didactique. Il faut absolument transmettre ce qui s’est passé.
Julia Beurq (octobre 2014).