Entretien réalisé le vendredi 26 mai en milieu de journée, au Centre mémorial des gardes-frontières sicules (commune de Frumoasa, département d’Harghita), en roumain.
Inauguré en 2021, le Centre mémorial des gardes-frontières sicules retrace l’histoire si particulière de ce peuple. Locuteurs de langue hongroise, les Sicules ont eu la tâche de surveiller la frontière toute proche pendant près de 1000 ans. C’est ce que raconte Nagy József, historien originaire de la région…
Qui sont les Sicules ?
En premier lieu, il faut remonter vers l’an 1000, lorsque le Royaume hongrois médiéval s’est constitué dans le bassin carpatique. Dans sa partie orientale, à l’intérieur des Carpates, des tribus sicules se sont installées pour garder les frontières. À la base, elles sont venues d’Asie centrale, aux côtés des tribus magyares. Mais ne disposant pas de preuves écrites, les historiens n’ont pas pu établir si ces Sicules étaient un peuple distinct des tribus magyares, ou bien s’ils faisaient partie de l’une d’entre elles. C’est toujours en débat. Par contre, ils jouaient clairement un rôle militaire, et ont disposé d’un statut autonome au sein du royaume ; et ce n’était ni des nobles, ni des serfs, mais des paysans libres disposant de terres. Ils ne payaient pas non plus d’impôts car ils constituaient la base de l’armée royale. Cela a duré près de 1000 ans au sein d’entités successives : le Royaume de Hongrie, la Transylvanie indépendante, l’Empire d’Autriche, puis l’Empire austro-hongrois jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale. Leur rôle était de garder la frontière qui se trouve à environ 30 km à l’est d’ici, et qui n’existe plus aujourd’hui puisque nous nous trouvons désormais en plein cœur de la Roumanie.
D’où est venue l’idée de ce Centre mémorial ?
Pendant longtemps, il n’y a pas eu dans la région d’exposition moderne retraçant l’histoire des Sicules, alors qu’ils ont pris part aux plus importants conflits de leur époque, comme les batailles napoléoniennes, pendant plus de vingt ans. Ou encore durant la Première Guerre mondiale, sur le front est, le front roumain et le front italien. Sans oublier le mois de septembre 1918, quand ils se sont battus aux côtés des Allemands contre les Américains, à Verdun. Même chose pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à l’emplacement, le Centre se trouve sur la commune de Frumoasa parce qu’elle est tout près de Șumuleu Ciuc, qui est le plus grand lieu de pèlerinage romano-catholique d’Europe centrale. Chaque année, près d’un million de touristes viennent dans la région, le Pape a même fait une petite visite en 2019. Mais l’élément le plus important tient au rôle du Centre – où Nagy József travaille également, ndlr. Par le biais du passé guerrier des Sicules, il s’agit en fait de promouvoir le pacifisme, et de bien montrer les dérives des conflits. C’est ce que doivent retenir les gens qui viennent ici. Il ne s’agit pas d’encenser la guerre, au contraire. À l’entrée, il y a la statue d’un homme sans uniforme qui n’est d’aucune armée en particulier, c’est un homme pacifiste et sans armes.
Comment jugez-vous la difficulté de parvenir à présenter une histoire objective ?
C’est en effet toute la problématique… L’idée est de proposer un récit sans frustrer qui que ce soit, et de rester objectif. Depuis le début, notre but est d’expliquer aux gens que cette histoire est ce qu’elle est, et se trouve derrière nous. Il faut s’en servir pour avancer dans la bonne direction, celle d’un monde sans guerre. Beaucoup de musées d’Europe de l’est sont malheureusement des instruments de propagande nationaliste et ne sont pas objectifs. L’historiographie professionnelle est bien moins acceptée par les gens qu’en Europe de l’ouest, notamment parce qu’elle a été tout bonnement supprimée pendant l’époque communiste. Ici, les gens ont été habitués à vivre au sein d’États dont les frontières se modifiaient en permanence, et cela les a toujours frustrés. Aujourd’hui, ils essaient encore de justifier des États nationaux qui n’ont jamais véritablement existé. Sur ces territoires composés de plusieurs peuples, chacun dit que c’est chez lui, l’autre revendique l’inverse… Parvenir à proposer une histoire objective avec une portée humaniste est donc d’autant plus essentiel.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
À écouter, le reportage de Benjamin Ribout pour RFI (émission Accents d’Europe) sur ce même sujet.