Le média d’investigation Recorder a récemment sorti une enquête explosive sur le financement de l’Église orthodoxe. Analyse de ce documentaire avec le sociologue Mircea Kivu…
Qu’a révélé l’enquête « Clanul Marelui Alb »* sur les coulisses de la relation entre l’État et l’Église orthodoxe roumaine ?
Jusqu’à présent, la plupart des Roumains ont porté un regard plutôt indifférent aux dépenses de l’Église, estimant qu’une organisation privée fait ce qu’elle veut avec son argent. Si l’enquête de Victor Ilie dans Recorder part donc d’un fait connu, c’est-à-dire que l’Église orthodoxe roumaine dépense ses fonds à sa propre discrétion, elle a cependant le mérite de révéler l’ampleur du phénomène ; des centaines de millions d’euros sont alloués à des entreprises de construction sélectionnées de façon préférentielle par des membres influents de l’Église, avec la bénédiction du patriarche Daniel. D’autre part et surtout, le documentaire dément l’argument selon lequel il s’agit d’argent privé. En réalité, la plupart des investissements de l’Église sont réalisés avec des fonds du gouvernement central ou des institutions locales perçus sous diverses formes ; il s’agit donc d’argent public.
* Lien vers le documentaire de recorder.ro (plus de 3 millions de vues) – 52 minutes : https://www.youtube.com/watch?v=qHTgt82ZGPM
Ces dernières années, aucune enquête n’est devenue aussi virale que celle-ci. Quelles sont les raisons qui expliquent la propagation extraordinaire du documentaire de Recorder ?
Je pense qu’il y a deux explications au grand intérêt suscité par cette enquête. Tout d’abord, elle s’inscrit dans un contexte de débats de plus en plus intenses sur le rôle de l’Église dans la société roumaine, et son implication plus ou moins discrète dans les décisions politiques, comme par exemple son opposition franche à la légalisation des partenariats civils. Et bien sûr sa position ambiguë concernant la campagne de vaccination. L’Église orthodoxe roumaine a également attiré l’attention suite au traitement privilégié dont elle a bénéficié pendant l’épidémie Covid 19 par rapport à d’autres institutions. Je pense notamment aux permissions accordées pour que les messes et processions puissent avoir lieu. Deuxièmement, la manière dont l’enquête a été menée, en caméra cachée, est en soi spectaculaire. La représentation de personnages réels, leur façon de parler et de raconter les processus non transparents de transfert de l’argent public, font de ce produit journalistique plus qu’une simple discussion abstraite. On y apprend, par exemple, que « Marele Alb » (le grand blanc, ndlr) est le surnom utilisé par les hauts prélats de l’Église pour désigner le patriarche Daniel.
Quelles seront les répercussions de l’enquête ?
Je m’attends à une longue procédure judiciaire qui se terminera, comme tant d’autres, à un moment où tout le monde aura oublié comment elle a commencé. En tout cas, il sera important de voir comment les enquêteurs de la DNA (Direction nationale anti-corruption, ndlr) auront accès ou pas aux entrailles des finances de l’Église. Rappelons-nous que lorsque le CNSAS (Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate, ndlr) a essayé d’enquêter sur les liens de certains prélats avec la Securitate (ancienne police politique du régime communiste, ndlr), le Patriarcat s’y était opposé avec véhémence et beaucoup d’efficacité. Cependant, le fait que deux démissions aient déjà eu lieu est une reconnaissance implicite, de la part des acteurs concernés, de la pertinence de l’enquête. Et sur le plan social, j’aimerais voir le début d’un débat sérieux sur le rôle de l’Église orthodoxe dans la société, sur la nature de ses relations avec la politique et, finalement, sur la question de la laïcité de l’État roumain.
Propos recueillis par Irina Anghel.