À 59 ans, l’écriture singulière de Mircea Cărtărescu incarne tout un pan de la littérature roumaine contemporaine. Puissamment poétique et issue de l’inconscient, son œuvre et l’œil aguerri de son créateur décryptent avec justesse et originalité la société actuelle.
Regard : Comment vous posez-vous le problème de la réception de vos livres ?
Mircea Cărtărescu : Je dirais de manière très spontanée que le destinataire de mes livres est toute personne qui me ressemble ainsi que tous ceux qui veulent savoir ce qui se passe dans ma tête. Franz Kafka a une parabole excellente à cet égard. Il disait que quelqu’un avait découpé une fente derrière son crâne et qu’une masse de gens s’était formée derrière lui pour venir voir ce qu’il s’y passait. Or, il m’est impossible d’avoir accès à ce qui se trouve derrière moi. J’aimerais être le premier lecteur de mes livres et m’observer de l’extérieur, mais cela m’est interdit car c’est bien moi qui me trouve à l’intérieur de mes livres.
Êtes-vous surpris de vos livres quand vous les relisez ?
Je ne les relis jamais, à l’exception des moments où j’en fais des lectures publiques. Parfois, ce que je lis me plaît, mais il m’arrive aussi de trouver mes textes étrangers à moi, comme si quelqu’un d’autre les avait écrits. C’est un sentiment bizarre. Je crois que les très bons livres sont ceux qui peuvent être compris sur plusieurs niveaux, d’un point de vue très large et par des gens différents. Prenez Crime et châtiment : il peut être vu comme un excellent roman policier mais aussi, et plus largement, d’un point de vue métaphysique et théologique. De fait, un livre est comme un buffet suédois : vous choisissez ce qui vous convient et vous laissez de côté le reste.
Quel lien entretenez-vous avec les outils actuels et la nouvelle technologie ?
J’éprouve un lien très paradoxal avec la technologie. J’aime la technique et je suis familiarisé avec tout ce qui est électronique et informatique, cela m’intéresse grandement. Je lis énormément sur liseuse et j’adore ça. Le plaisir est le même qu’avec un livre classique car il est associé, dans mon cas, à sa commodité. Je lis couché dans mon lit, et c’est tout à fait possible avec une liseuse. Un livre est davantage perfectionné qu’un ordinateur classique car il est plus intuitif ; il est très aisé de parcourir un livre en le feuilletant, c’est impossible avec un ordinateur qui ressemble au papyrus de la période antique qu’on déroulait sans fin. Avec les liseuses, plus de problèmes. Hormis leur légèreté et le fait de pouvoir stocker des milliers d’ouvrages, cet outil ressemble au livre, vous pouvez feuilleter les pages, même le bruit est imité à l’identique. C’est parfait, surtout en voyage. Je suis donc un fan de tous ces gadgets. Comme je le disais, c’est là un paradoxe car j’écris seulement à la main, je n’utilise pas l’ordinateur pour mon travail d’écriture. J’écris patiemment, avec une calligraphie fine et de petite taille, sans ratures. Je suis donc plutôt ambivalent, avec d’un côté un travail quasiment traditionnel et artisanal, et ce monde électronique dans lequel je me sens comme un poisson dans l’eau. J’ai l’impression d’avoir 20 ans et d’être né une souris dans la main.
Le plaisir d’écrire et le rapport à la technologie sont donc pour vous bien distincts…
J’ai appris à me protéger. Cela commence par mon intimité et mon indépendance. Financière notamment, c’est primordial, mais aussi temporelle afin d’être tranquille, à l’image d’un adepte du yoga qui médite sur le monde et surtout sur lui-même. J’ai pris l’habitude de me plonger en moi chaque jour lorsque j’écris. Sans cela, il m’est impossible de composer une littérature de qualité. Par ailleurs, il m’est inconcevable d’écrire un livre en deux semaines et de travailler dix heures par jour. J’écris de manière régulière et constante, tous les matins, mais maximum deux pages par jour. L’après-midi, j’arrive seulement à lire. On peut comparer cette répétition quotidienne dans l’écriture à ces dames qui tricotent un pull-over, sans se dépêcher et en pensant à autre chose. Elles aussi déroulent leur vie entière. Une tricoteuse peut être entourée de toutes sortes de gens ; elle répète inlassablement les mêmes gestes. C’est un peu la même chose pour moi, je n’aime pas me dépêcher. La trilogie Orbitor m’a pris 14 ans.
Quel sera l’écrivain de demain ?
L’écrivain n’a pas tellement changé en 3 000 ans, il ne devrait pas se modifier radicalement à l’avenir. L’envie de littérature provient d’un besoin de lyrisme et de poésie, ce besoin existera toujours. L’art de la littérature ne va pas se dissoudre dans l’art d’écrire des scénarios de films ou dans la publicité. Les hommes vont continuer à écrire des fictions tant qu’ils existeront. À quoi celles-ci ressembleront ? Quelque part, une multitude de formes artistiques coexistent déjà les unes avec les autres. On devrait continuer à avoir ce mélange de littérature élitiste, de littérature commerciale, érotique, un spectre très large de types de littératures. L’homme a besoin d’histoires et de fictions. De plus, les écrivains sont tous différents. Par ailleurs, je pense que la postérité ne doit pas confondre l’œuvre et l’homme. Certains, notamment durant le 20ème siècle, on fait des choix personnels et moraux douteux, à l’image de Céline ou de Gorki, mais on ne peut pas éluder entièrement leurs œuvres. En tout écrivain, il y a aussi plusieurs personnes. L’écrivain et le citoyen cohabitent.
Aujourd’hui, tout le monde écrit ou fait des photos, on est tous artistes…
Ce que l’on vit actuellement est la consécration de l’idéal surréaliste selon lequel tout le monde devrait être artiste. D’après moi, c’est une bonne chose. Dorénavant, nous postons tous nos photos sur Instagram. Nous avons tous le droit à la parole et à nous exprimer librement sur les réseaux sociaux ; cela représente une forme de démocratisation du monde. Umberto Eco déplorait il y a peu le fait que les réseaux sociaux amenaient également sur le devant de la scène toutes sortes d’imbéciles et d’idées, disons, douteuses. Je pense que chacun a le droit de s’exprimer, peu importe son niveau d’éducation. Si l’on discrimine à ce niveau-là, ce serait comme imposer un quotient intellectuel minimum pour voter. Cela s’appelle du fascisme. Les outils modernes représentent les développements récents des valeurs démocratiques, tout simplement.
Quel regard portez-vous, en tant que roumain, sur la construction européenne ?
Si certains pays occidentaux peuvent se permettre d’être euro-sceptiques, ce n’est pas le cas de la Roumanie. L’entrée dans l’UE a représenté une chance énorme pour nous, je dirais peut-être même plus importante que la révolution. Dans les sondages, les Roumains sont très satisfaits de l’Europe et peu la rejettent. Une Europe unie est une chance à tous points de vue. Nous devons même aller plus loin, vers plus d’intégration, à tous les niveaux, économique et culturel. Toutefois, on ne peut pas occulter qu’il y a aussi des problèmes. Ce à quoi nous assistons avec la crise des réfugiés est complètement nouveau pour l’Europe. Cela nécessite beaucoup de sagesse et de diplomatie. Au final, d’après moi, l’Europe est exposée à quatre dangers majeurs. La Russie, plus agressive que jamais aux frontières orientales de l’Europe, le danger du terrorisme islamiste, la crise grecque et, enfin, l’immigration non contrôlée. Le droit à la libre circulation est l’un des plus importants que les citoyens aient obtenu, mais cette immigration doit être mieux régulée. Je lisais il y a peu que l’on estimait à 5 000 personnes le nombre d’extrémistes qui étaient passés en Europe parmi les immigrés.
Diriez-vous que l’on veut trop imposer de cadres et de normes à la Roumanie ou bien que ce ce pays manque d’inspiration ?
Idéalement, la Roumanie aurait dû se trouver elle seule une voie après 1989, mais elle n’était pas en mesure de le faire. C’était un pays moribond, un cadavre gelé qu’on a laissé se débrouiller tout seul. En Europe occidentale, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu le Plan Marshall. Un tel plan régional pour l’Europe de l’Est n’a pas eu lieu alors que cela aurait dû être le cas. Les grandes démocraties auraient dû intervenir financièrement, avec de l’aide logistique et du savoir-faire pour favoriser le redressement des pays de l’Est. Tous les changements démocratiques depuis 1990 ont été la conséquence de directives étrangères, rien n’est venu de la Roumanie. Si aujourd’hui le pays est un tant soit peu démocratique, cela provient de facteurs extérieurs. Ce cadre coercitif s’est fait pour le bien du pays. Il est aussi intéressant de noter que ce même cadre a rencontré une vive résistance en Roumanie. Un peu comme un mauvais élève à l’école qui, bien qu’aidé, conserve quelque chose en lui qui le tire constamment vers le bas. Mircea Dinescu a d’ailleurs dit à ce sujet que l’on ne pouvait pas changer les Roumains en Allemands afin que les choses fonctionnent mieux. On fait avec ce que l’on a et avec nos problèmes. N’oublions pas que 40% des Roumains, aujourd’hui encore, n’ont toujours pas de canalisations et possèdent leurs toilettes au fond du jardin. Ce peuple fait des progrès, mais à son rythme. De plus, comme Herta Müller le déclarait récemment, environ 40% des gens qui en Roumanie possèdent des médias, forment le personnel politique ou le milieu d’affaires, sont des anciens membres de l’appareil communiste ou leurs successeurs. Au final, les Roumains ont dû improviser. La fibre démocratique s’était perdue dans les méandres de l’histoire et la société civile était quasi inexistante en 1990. Finalement, ce qui s’est passé est on ne peut plus logique.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (mars 2016).