Exilée en Bretagne depuis treize ans, Alina a grandi dans les « maisons d’enfants » développées sous Ceauşescu. Elle retrace son enfance douloureuse dans une biographie, à paraître en français.
C’est une jolie maison de pierre, nichée au fin fond de la campagne bretonne. Dans la cour, traînent trois petits vélos, posés en vrac. Sur la pelouse, un trampoline. Indices d’enfances joyeuses et choyées, loin de celle qu’a traversée Alina Marin. Cette Roumaine de 35 ans, aujourd’hui mère de trois enfants, installée en France depuis treize ans, a grandi dans les orphelinats de l’époque Ceauşescu, les tristement fameuses « case de copii » (maisons d’enfants) à la sinistre réputation.
Une histoire douloureuse qu’elle retrace dans une biographie à paraître en octobre aux éditions Le Faucon d’Or, Mémoire d’orphelin. Titre sobre et générique : Alina a voulu donner à son récit une dimension universelle. La jeune femme se sent investie d’un devoir de mémoire… « Ma vie, c’est aussi la leur, dit-elle. Il fallait revenir sur cette époque, l’histoire de ces enfants, pour ne pas oublier leur souffrance, c’est si rare qu’un orphelin se confie. » Pour la jeune maman, il s’agit aussi d’une thérapie, « un exutoire », un moyen de se réapproprier son histoire.
Alina avait quatre ans lorsque les services sociaux sont venus la chercher, elle et ses deux grandes sœurs. Les trois gamines sont livrées à elles-mêmes ; leur père, électricien muté de force à Călărași pour les besoins de la cause communiste, est alcoolique. Leur mère, mariée contre sa volonté, ne pense qu’à retrouver Bucarest et délaisse une progéniture non désirée. « Mon histoire est le résultat d’une politique aberrante de croissance, où le corps des femmes était pris en otage, elles n’avaient pas le droit à l’avortement. La société était emprisonnée dans l’idéal d’un beau pays industrialisé. Mais seul le régime est responsable », estime Alina
« Ça commence par des mots, puis ça devient physique. Notre éducation passait par la répression. On était à leur merci, on leur appartenait »
La petite fille est placée dans un premier orphelinat, loin de ses deux sœurs. Puis, en âge d’aller à l’école, les rejoint au centre de Perişoru, où elle est confrontée à la maltraitance. « Ça commence par des mots, puis ça devient physique. Notre éducation passait par la répression. On était à leur merci, on leur appartenait », résume-t-elle. Les coups, les punitions collectives, l’éducatrice qui bichonne son bâton… Alina dépeint l’univers violent de l’orphelinat. Mais aussi, parfois, les bons moments, comme ceux où les petits pensionnaires rejouent l’émission dominicale pour enfants.
La « casa de copii » est perdue en rase campagne, entourée de barbelés, coupée du monde extérieur. Les seules sorties ont lieu pendant les vacances, passées à la montagne. « C’était les seuls moments où on ne nous frappait pas », se rappelle Alina.
Après 1989, le vent de la révolution parvient jusqu’à l’orphelinat. Grâce à la Croix-Rouge, l’adolescente part un mois en Suisse, chaque été, pendant quatre ans. Au centre, une nouvelle génération d’éducateurs arrive, porteuse d’autres méthodes. Alina s’entiche de l’un d’eux. Elle a 14 ans et, grâce à lui, entre au lycée. Le livre s’arrête là, mais l’histoire continue ; elle s’inscrit à la faculté de lettres, soutenue par sa famille d’accueil suisse. Qui lui finance une année à Rennes, pour apprendre le français. « J’étais déboussolée. Je savais, je sentais qu’il fallait que je quitte la Roumanie, explique-t-elle. Je ne me sentais pas roumaine, je ne connaissais pas ce pays que j’avais découvert par bribes, pendant les vacances. » Elle n’est jamais revenue. « Je ressens une profonde tristesse envers ce pays. Je l’ai abandonné comme il m’a abandonnée », lâche-t-elle, et regrette qu’ « il n’y [ait] jamais eu d’excuses publiques. Tant que la Roumanie ne reconnaîtra pas ses erreurs, tant qu’il n’y aura pas un vrai débat sur les enfants placés, tant qu’ils n’obtiendront pas le statut de victime, je ne serai pas réconciliée avec ce pays. »
L’orpheline n’a pourtant pas oublié ses congénères. L’année dernière, pour récolter un peu d’argent en faveur des pupilles roumains, elle a rédigé puis vendu sur les marchés son premier conte pour enfants. Elle en a écrit trois autres depuis, et tente d’en vivre.
Mémoire d’orphelin lui a demandé trois ans de gestation. A l’introspection, Alina a ajouté un gros travail de documentation. Pour l’aider, la jeune femme a recruté une co-auteure, Sabine Sautel, qui a oeuvré dans plusieurs orphelinats de Roumanie.
Disponible sur commande dans les librairies françaises, suisses et belges, Aline espère que Mémoire d’orphelin sera traduit en roumain. Et aussi adapté en BD, projette-t-elle encore, afin de le rendre accessible à ses anciens compagnons d’infortune. Alors, pour eux, peut-être qu’elle reviendra.
L’ordonnance
« Dans l’histoire de l’humanité, la Roumanie présente la spécificité d’être le seul pays où [les abandons] aient été encouragés et organisés par l’Etat », écrivait l’ONG Care dans un rapport paru en 2009, vingt ans après la révolution. Dès 1970, le régime de Ceauşescu a jeté les bases de sa politique nataliste, avec pour objectif de doper la démographie, mais également d’asseoir la suprématie de l’Etat sur la famille. L’ordonnance prise à l’époque prévoyait l’interdiction de l’avortement, l’obligation pour les femmes de mettre au monde au moins cinq enfants et la mise en place d’un réseau d’institutions destinées à recueillir les rejetons de cette politique. A sa chute, en 1989, la Roumanie comptait environ 120 000 enfants abandonnés, répartis dans quelque 600 orphelinats. Il faudra attendre 1997 pour que l’ordonnance de 1970 soit abrogée.
Elodie Auffray (octobre 2015).