Chez IBM depuis trois ans, Andrei Nagy occupe le poste d’ « Enterprise Account Manager », chargé des relations entre son employeur et d’autres sociétés, principalement des banques. En parallèle, il termine un doctorat en sociologie, avec une thèse sur les paiements sans numéraire et leur impact sur la population. Les nouvelles technologies et lui, une longue histoire…
Regard : Comment votre parcours professionnel a-t-il épousé les changements opérés en Roumanie depuis 25 ans en matière de nouvelles technologies ?
Andrei Nagy : J’ai fait la faculté de cybernétique, où j’ai étudié les mathématiques appliquées à l’économie. Ce fut intéressant, mais à l’époque, le pays était complètement déphasé par rapport à l’Ouest. On n’avait pas de connexion à Internet, ni les connaissances. Il n’y avait que 500 000 lignes téléphoniques dans les années 1990, pour 20 millions d’habitants, et presque aucun ordinateur au sein de la population… Tout était à créer : des réseaux, l’infrastructure IT, et une culture en matière de nouvelles technologies. J’ai alors monté une « start-up » en ligne, un magasin avec toutes sortes de produits disponibles sur le marché. Mais peu de gens pouvaient accéder à notre catalogue, les Roumains possédaient rarement un ordinateur. Il fallait aussi des mécanismes de paiement en ligne, or la première carte bancaire émise en Roumanie en lei n’est arrivée qu’en février 2001. Il fallait patienter, j’ai donc décidé de faire un master en publicité à SNSPA (Ecole nationale de sciences politiques et d’administration, ndlr), avant d’intégrer l’équipe du secrétaire d’Etat pour les IT, ce qui m’a permis de participer à des groupes de travail au sein de la Commission européenne. Puis, en 2006, j’ai été recruté par la société Oberthur qui fabrique, entre autres, des cartes bancaires. En 2007, l’entrée dans l’Europe changera tout, avec une croissance exponentielle dans tous les domaines. Le pays connaît alors des phases de conceptualisation et d’implantation ultra rapide. Les fonds européens arrivent en masse pour les IT car sans elles, il est impossible de se développer économiquement. En 2010, j’ai intégré Alcatel-Lucent, dans les télécoms pour le secteur public. Puis en 2012, je suis rentré chez Mastercard, et enfin chez IBM en 2013.
Pourquoi les Roumains sont-ils aussi friands de nouvelles technologies ?
Pour les populations à ressources limitées, à cause des fonctionnalités, les gadgets représentent un moyen de se différencier. C’est un élément moteur. Dès l’apparition des premiers téléphones mobiles, l’important pour les gens était d’en avoir un dans une perspective de positionnement social, comme avec les voitures. Dans l’inconscient collectif, la technologie fait partie des besoins importants. Cela a été très vite compris par les vendeurs au niveau global. Puis, avec les smartphones, on a assisté à un boom en termes de fonctionnalités. Avant, ce qui comptait, c’était la taille, le portable devait être le plus petit possible. Le reste importait peu car on n’utilisait pas Internet, ni la vidéo ou les photos. Mais l’apparition des multi-fonctionnalités a tout changé : désormais, on veut un téléphone dernière génération pas seulement pour son look mais parce qu’il filme de telle façon, qu’il permet un accès rapide à Internet, et qu’on voit mieux avec un écran plus grand. Aujourd’hui, 73% des foyers roumains possèdent au moins un smartphone, selon les derniers chiffres. La somme de tous les abonnements téléphoniques, cartes comprises, est supérieure à la population totale du pays, depuis longtemps déjà. Les tablettes, elles, sont arrivées il y a trois ans, mais déjà 36% des foyers en possèderaient au moins une. Avant, les Roumains avaient peur du grand écran, d’un clavier ou d’une souris. Le smartphone a décomplexé les utilisateurs. C’est la même chose avec la tablette, l’écran est simplement plus grand et c’est plus pratique qu’un ordinateur.
Avez-vous quelques exemples de nouvelles applications en passe de pénétrer le marché européen ?
Oui, par exemple une nouvelle tendance lancée par Apple pour les systèmes de paiement : Apple pay (service de paiement mobile à partir des produits Apple, smartphones, tablettes, ndlr). Cela a commencé aux Etats-Unis et vient d’arriver en Angleterre, il y a deux mois. Et devrait arriver ici début 2016. Sinon, deux applications ont le vent en poupe actuellement : Periscope, développée par Twitter, et sa concurrente Meerkat, qui offrent la possibilité de diffuser des vidéos de n’importe où dans le monde, celles-ci pouvant être vues en direct par les autres utilisateurs de la plateforme.
Comment les Roumains jugent-ils l’impact de ces technologies sur leur quotidien ? Notamment leurs aspects négatifs, le caractère chronophage, la perte d’attention…
Pareil qu’ailleurs. On évoque des hypothèses mais rien n’est vraiment prouvé. Tout le monde se rend bien compte que si notre téléphone sonne pendant que l’on est en train de faire quelque chose, cela détourne notre attention. Idem lorsqu’un « pop-up » (fenêtre secondaire qui s’affiche sans avoir été sollicitée par l’utilisateur, ndlr) apparaît sur notre écran. Mais au final, les gens parviennent toujours à travailler, malgré Internet et les mails. Désormais, les grandes compagnies encouragent leurs employés à être actifs sur les réseaux sociaux, et cela en permanence. Chez IBM, on nous dit de travailler avec un iPad. C’est la direction qui l’impose, on est mobiles et connectés de façon continue. Selon moi, c’est de cette façon que l’on peut appréhender l’avenir. Pour revenir à votre question, je ne pense pas que l’on perçoive les nouvelles technologies de manière différente en Roumanie, nous y avons eu accès en même temps qu’à l’Ouest, finalement. Pareil pour les réseaux sociaux : il y a aussi des gens en Roumanie qui y sont opposés. Mais la majorité les perçoit comme bénéfiques, c’est devenu tellement primordial en termes de promotion ou pour accéder à des groupes de discussion. Pour les plus âgés, c’est différent, on se souvient de la période communiste où les services secrets espionnaient la population. Pourquoi donner gratuitement des informations alors qu’à une certaine époque tout pouvait être utilisé contre vous ? D’où leur réticence, mais elle disparaîtra.
« Les fonds européens sont arrivés en masse pour les IT car sans elles, il est impossible de se développer économiquement. Il n’y avait que 500 000 lignes téléphoniques dans les années 1990, pour 20 millions d’habitants… »
Que deviendra le paysage médiatique bouleversé par ces changements technologiques ?
D’après moi, la presse écrite pourra se financer en développant le numérique. Bientôt le papier ne sera plus que symbolique. Certes, il existe une grande différence entre le contenu en ligne et celui imprimé. L’écran, lui, est plus petit, le nombre de mots que l’on peut y intégrer est réduit. Le lecteur y recherche des titres et éventuellement un ou deux paragraphes, pas davantage. Le numérique est notamment friand de presse à scandale dont le modèle se prête parfaitement aux médias en ligne. Mais il y a d’autres avantages : avec les réseaux sociaux, les utilisateurs sont à la source de l’événement. Au final, le besoin de lire la presse se réduit sauf si celle-ci apporte une réelle plus-value. Pour le consommateur, c’est parfait, il n’a plus besoin de se déplacer, et en plus c’est gratuit. Selon moi, la technologie aura toujours plus son mot à dire ; il y a déjà des applications qui classent les contenus en fonction de nos intérêts, plus besoin de chercher. Pour la radio, je ne sais pas vraiment comment elle se financera, on en est encore à la phase d’exploration. En termes d’interaction, il y a des différences entre une radio en ligne et une radio classique. En ligne, l’utilisateur peut interagir avec le public en direct, commenter la page du site, changer une chanson, choisir, s’exprimer. C’est plus dynamique. Pour la télévision, c’est encore plus complexe. Il n’existe toujours pas de forme d’interaction simple. Si l’on parle d’un concert à venir, le téléviseur devrait être en mesure, via une application, d’identifier le contenu et d’offrir des informations en plus, sur le groupe, le lieu du concert, etc. En somme, il faudrait un second écran, complémentaire.
Cela n’existe toujours pas ?
A ce que je sache, non, les chaînes ont trop peur de perdre le contrôle sur leurs sources de revenus. La télévision est loin d’être aussi rentable qu’il y a 20 ans, mais ceux qui la contrôlent ne lâchent rien. Et c’est fondé, regardez ce qui s’est passé dans l’industrie musicale. Tout le monde veut sa part du gâteau…
Google, Facebook, Amazon, seuls géants d’aujourd’hui et de demain ?
Google roi de la recherche, Facebook roi du social, et Amazon roi du commerce en ligne, c’est effectivement à peu près ça (Apple complète généralement ce « big four », ndlr). Mais Google a compris plus vite que les autres qu’il pouvait faire beaucoup d’argent en connaissant ses utilisateurs. Il est au courant du contenu de leurs recherches, de leurs mails, et peut adresser des publicités ciblées ; 90% de ses revenus proviennent de la pub. Son but est de tout indexer, et son avance est considérable, Google a accumulé tant d’informations. Quant à Facebook, en juillet 2015, il y avait 8 millions d’abonnés en Roumanie. Difficile donc de rattraper ces deux géants. Cependant, je pense que dans quelques années, ces sociétés ne seront plus aussi dominantes, des technologies alternatives vont apparaître. D’ailleurs, l’énorme valeur ajoutée de leur produit de départ se tasse. Et puis combien de données y a-t-il encore à indexer et à stocker ?
Actuellement, quelle est la contribution de la Roumanie dans le monde des nouvelles technologies ?
Certains de nos jeunes ont créé des produits qui sont vendus partout dans le monde, la presse en a souvent parlé. A la base, notre esprit entrepreneurial n’est pas particulièrement développé, nos parents n’ayant pas été éduqués dans cette dynamique. Dans un premier temps, les sociétés américaines ont recruté nos meilleurs éléments, mais cela coûte cher. Aujourd’hui, le discours de ces sociétés est plutôt : « Venez nous voir quand vous aurez quelque chose et on vous financera. » Historiquement, les Roumains sont forts en IT, je pense à l’école de mathématiques qui a toujours été très bonne, et qui a été à la base de l’école d’informatique. De plus, on a vite compris que sans langues étrangères, on ne pouvait pas s’en sortir dans la nouvelle économie. Mais on part de loin. Aux Etats-Unis, les gens de ma génération sont nés avec un ordinateur entre les mains et avec des émissions à la télé pour expliquer comment il fonctionne, ou comment se connecter à Internet. Ici… Ceci étant, ce décalage s’est bien réduit. Beaucoup de Roumains ont monté des « start-ups » qui marchent très bien. Même si sur des milliers de prétendants, très peu réussissent à percer à l’international.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (juillet 2015).