Entretien réalisé le mercredi 15 février dans la matinée, par téléphone et en roumain.
Bucarest a récemment exprimé son mécontentement vis-à-vis d’une nouvelle loi sur les minorités en Ukraine qui pourrait réduire l’enseignement du roumain. Explications avec Marin Gherman, professeur de sciences politiques et journaliste, issu de la minorité roumaine d’Ukraine. Il a quitté sa ville, Tchernivtsi (Cernăuți en roumain), après le début de l’invasion russe, et travaille depuis comme journaliste à Libertatea. Il reprendra son poste de professeur à l’Université de Suceava au printemps…
Combien y a-t-il de roumanophones en Ukraine et où sont-ils localisés ?
La minorité roumanophone d’Ukraine se situe principalement dans des régions limitrophes de la Roumanie, dans l’oblast de Transcarpatie, en Bucovine du Nord autour de Tchernivtsi, et aussi vers Odessa, en particulier dans la région de Boudjak, au sud de la Bessarabie historique. Selon le dernier recensement, qui date de 2001, il y aurait environ 400 000 roumanophones en Ukraine. Nous n’avons pas de chiffres récents, mais cela ne doit pas avoir beaucoup changé, en tout cas jusqu’au début de la guerre. Certains sont partis travailler en Europe de l’Ouest, mais il s’agit surtout de saisonniers. Une chose, s’il est bien question de « roumanophones », il faut préciser que 50 à 60% d’entre eux se déclaraient moldaves, et 40% roumains. Cette division ethnique est un héritage de la période soviétique, mais selon moi, elle n’est pas correcte aujourd’hui, car la langue appelée « moldave » est en réalité du roumain.
Peuvent-ils obtenir un passeport roumain ?
Oui, l’État roumain offre la citoyenneté non seulement aux Roumains de souche, mais aussi à tous ceux qui ont perdu leur nationalité lors de la Seconde Guerre mondiale, quand les régions sont passées du côté de l’URSS. D’après moi, la majorité des personnes issues de la minorité roumaine ont la double citoyenneté, mais il est difficile d’avoir des statistiques ; l’Ukraine ne reconnaît pas la double nationalité. Certains disent que c’est interdit, bien que ce ne soit pas le cas. Certes, selon la Constitution ukrainienne, le lien entre l’Ukraine et le citoyen est exclusif, mais cela vise surtout ceux qui auraient la double nationalité ukrainienne et russe. Jusqu’à l’invasion du 24 février 2022, nous étions en train de travailler sur un projet de loi qui aurait permis de reconnaître la double nationalité avec des États membres de l’Union européenne et de l’OTAN, tout en excluant la Russie.
L’Ukraine a voté un projet de loi sur l’éducation en 2017 qui touche l’enseignement des langues minoritaires, puis une loi sur les minorités en décembre 2022. Cela a suscité un mécontentement au sein des minorités, notamment roumaine et hongroise. Pourquoi ?
Jusqu’en 2017, la communauté roumaine d’Ukraine avait le droit d’avoir des écoles où l’enseignement était dispensé dans leur langue maternelle, avec des cours distincts de langue et littérature ukrainienne afin de s’intégrer dans la société ukrainienne au sens large. Mais selon la loi sur l’éducation de 2017, qui entrera en vigueur à la rentrée 2023, les cours de langue roumaine seront réduits d’une année à l’autre tout au long du parcours scolaire, pour ne plus représenter qu’une seule heure en terminale. Bien sûr, cette loi visait d’abord l’enseignement en russe, mais cela touche d’autres minorités. L’inquiétude de la communauté roumaine est que si de plus en plus de matières sont enseignées en ukrainien, cette communauté risque, dans quelques années, d’être totalement assimilée. En soi, la nouvelle loi sur les minorités de décembre 2022 n’est pas mauvaise, elle s’inscrit dans le droit européen. Mais malheureusement, elle ne résout pas les problèmes en ce qui concerne l’enseignement, car elle stipule que celui-ci soit réglementé par la loi sur l’éducation de 2017. Par ailleurs, cette loi de 2017 fait baisser le niveau général des élèves, elle se focalise davantage sur le quantitatif que sur le qualitatif. Beaucoup de professeurs qui enseignent l’ukrainien dans les écoles roumaines sont d’anciens professeurs de russe, donc avec une autre méthode didactique. Quant aux directeurs d’école des villages à population roumaine, ils disent qu’ils n’ont pas de professeurs formés pour enseigner les matières en ukrainien, surtout dans le contexte de la guerre qui a fait partir de nombreux enseignants. Quelle sera donc cette langue hybride entre l’ukrainien et le roumain dispensée aux élèves ? En tant qu’enseignant, je trouve que ce n’est pas bon signe. Il serait préférable qu’une matière soit enseignée dans une seule langue de façon correcte, plutôt que dans une langue plus ou moins mixte.
Propos recueillis par Marine Leduc.