Entretien réalisé le vendredi 24 février en fin de journée, en français, au studio de RFI Roumanie de Bucarest.
Un an après le début de la guerre en Ukraine, le professeur de sciences politiques Ioan Stanomir dissèque le contexte actuel, et se penche sur cette « tragédie russe » dans laquelle l’envahisseur est empêtré…
Comment voyez-vous la fin du conflit ? Sans Poutine, la Russie peut-elle retrouver le chemin de la paix et du désir de démocratie ?
Le problème n’est pas seulement Vladimir Poutine, le problème est la Russie et plus précisément l’État russe qui a toujours une ambition impérialiste, ce qui n’est pas nouveau. Il faut confronter cet État militairement en fournissant des armes à l’Ukraine, c’est la seule option. Comme l’ont fait les Américains avec les Britanniques contre l’Allemagne nazie, par exemple, avant l’attaque japonaise de Pearl Harbor en 1941. En soutenant l’Ukraine, l’Occident ne fait que remplir la charte d’autodéfense bien définie par les Nations unies, nous n’avons pas d’autre choix. Sinon, nous prenons le risque de voir la Russie attaquer le reste de l’Europe, infligeant des souffrances similaires à ce qui s’est passé pendant la période communiste. Paradoxalement, il faut vaincre la Russie pour la libérer de ses démons. Comme nous l’avons fait avec l’Allemagne nazie.
Un historien français de la Première Guerre mondiale, Stéphane Audoin-Rouzeau, a récemment affirmé qu’il s’étonnait que l’Europe de l’Ouest ne se rende pas vraiment compte de ce qu’il est en train de se passer, que les peuples ne comprennent pas le conflit actuel à sa juste mesure. Est-ce aussi votre sentiment ?
Concernant l’Europe de l’Ouest, ce jugement est sans doute vrai, l’ouest du continent est plutôt hanté par la mémoire du nazisme. Mais en Europe centrale et orientale, je pense que les peuples ont tout à fait compris la situation actuelle. Chez les Baltes, les Tchèques ou les Roumains, il y a ce sentiment de revivre l’histoire, quand la Russie anéantissait les populations voisines et annexait leurs territoires. Néanmoins, il est regrettable de voir comment la Hongrie de Viktor Orbán soutient la position belliqueuse de Moscou. C’est dramatique, surtout quand on sait comment le peuple hongrois a toujours été à l’avant-garde de la lutte contre la Russie. Pour revenir à l’Europe dans son ensemble, j’ajouterais que cette guerre en Ukraine montre comment le patriotisme est loin d’avoir disparu, que les Polonais sont fiers d’être polonais, idem pour les Lettons, les Lituaniens, les Slovaques, etc. Tous ces peuples tiennent fermement à leur intégrité territoriale. En ce sens, je pense qu’il est très important de garder à l’esprit la valeur patriotique ; l’Europe est une construction entre nations, des nations qui ont confiance en l’État. L’Europe et l’Otan sont des coalitions d’États qui, aujourd’hui, font face à la Russie afin de défendre la nature même de leur existence. Cela n’a rien à voir avec le nationalisme et la xénophobie. Il s’agit avant tout de préserver des valeurs, une identité, une histoire et une culture européenne.
Comment lutter contre la propagande russe ?
La propagande de Vladimir Poutine s’appuie sur une très longue histoire du nationalisme russe. Que l’on retrouve d’ailleurs dans les livres ou les articles politiques d’un auteur aussi majeur que Dostoïevski. Évidemment, Dostoïevski n’est pas Poutine, on ne peut pas confondre la littérature russe avec l’État russe ; ceux qui le font commettent une grave erreur. Ceci étant, il faut admettre qu’au sein du peuple russe, il y a une sorte d’attirance suicidaire pour l’impérialisme, et une volonté d’accepter l’autocratie comme prix à payer afin de préserver la grandeur du pays. C’est ça, la tragédie russe. Hélène Carrère d’Encausse parlait du « malheur russe », de la répression des Tsars au terrorisme des révolutionnaires, pour arriver aujourd’hui à un système démocratique très faible. Tout cela explique la débâcle politique de la Russie actuelle. Il est tragique de voir une grande nation de culture plonger dans la barbarie. L’Allemagne a vécu la même chose avec Hitler. Je conseille de relire Doctor Faustus de Thomas Mann pour mieux comprendre la tragédie allemande, et il faut aussi relire les grands écrivains russes pour comprendre ce mélange paradoxal de sensibilité et de brutalité caractéristique du peuple russe. Un peuple russe qui a beaucoup souffert à cause d’un État qui, aujourd’hui encore, le traite très mal. Malheureusement, les Russes pensent que le totalitarisme est la meilleure solution pour préserver la grandeur impériale qui est, pour beaucoup d’entre eux, plus importante que leur propre vie ou leur liberté. Je conclurais en disant que lorsque la Russie comprendra l’erreur de ses entreprises barbares, alors peut-être assisterons-nous à une réconciliation. Peut-être comprendra-t-elle que sa place n’est pas auprès de la Mongolie, de la Chine ou de l’Iran, mais auprès de l’Occident. La civilisation russe, sa culture, sa musique, ses ballets, sa littérature, son cinéma sont intrinsèquement liés à l’Occident.
Propos recueillis par Olivier Jacques.