Comment imaginer qu’un procès pour crimes contre l’humanité puisse faire naître des moments de grâce ? Ces crimes recouvrent des actes – tortures, meurtres de masse, campagnes de viols – qui visent à briser la dignité. Pourtant, le 22 mai 2015, toute la beauté dont est aussi capable l’être humain a jailli un instant dans une salle de la Cour d’appel de Bucarest où se jugeait une affaire de crimes contre l’humanité.
Ioan Ficior, ex-commandant d’un camp de travail fondé par le régime communiste dans le delta du Danube pour punir les opposants politiques comparaissait pour répondre de la mort de 103 détenus entre 1958 et 1963. Il est le deuxième commandant de prison politique jamais jugé en Roumanie après Alexandru Vişinescu dont le procès est toujours en cours depuis septembre. Selon l’acte d’accusation qui cite des fiches de décès officielles, nombre de victimes sont mortes à cause de malnutrition, du manque d’eau potable et de mauvais traitements.
A la barre, Ioan Ficior, octogénaire vêtu d’une chemise saumon et d’un costume crème, a nié en bloc. Il a soutenu que les sous-officiers « enviaient » la nourriture des détenus, qu’il s’était comporté « de belle manière » avec les prisonniers. La procureure a contré en citant une enquête officielle le condamnant pour des peines excessives. Des survivants lui ont rappelé la faim qui les tenaillait et forçait certains à manger des rats. Les heures ont passé dans la description de l’horreur et de ses rouages, dans la lente décortication des responsabilités. Puis, après près de six heures sans pause, Mihai Dionisie s’est avancé à la barre, grand, svelte, ses grands yeux bleus tournés vers la juge. Agé de 81 ans, il a voyagé des heures pour venir au tribunal. Sa santé est fragile, séquelle des dix ans de prison qui ont obscurci sa jeunesse entre 17 et 27 ans. Mihai Dionisie a connu les pires geôles de Roumanie pour avoir osé fonder un groupe d’étudiants s’opposant aux abus des soviétiques dans le pays.
Sa femme est à côté de lui pour l’assister. Il raconte le calvaire de Periprava, calmement. Pour avoir répondu au commandant, il fut traîné devant une assemblée improvisée en tribunal et condamné par l’accusé à recevoir 25 coups de bâton. Mihai Dionisie a relaté comment Ioan Ficior tenta de l’écraser avec son cheval. Il échappa aux sabots de justesse. « Aujourd’hui encore, je fais un cauchemar, trois à quatre fois par semaine, je me vois piétiné par un cheval », conclut-il la voix nouée. Ioan Ficior nie, ne se souvient de rien. Sa déposition terminée, Mihai Dionisie se dirige d’un pas décidé vers le banc où comparaît libre celui qu’il appelle « son tortionnaire ». La salle retient son souffle. Mihai Dionisie tend alors sa main vers Ioan Ficior. Surpris ce dernier la saisit. Les deux hommes se serrent la main. « Aujourd’hui, je suis heureux d’avoir pu témoigner devant un tribunal et raconter ce qui s’est passé dans le camp. C’est très important. Je suis à la fin de ma vie, je ne veux pas garder quelque chose de négatif en moi, c’est pour cela que j’ai fait ce geste après. Je n’oublie pas mais je peux aujourd’hui le pardonner », a-t-il expliqué en espérant que Ioan Ficior « admette la vérité ». Puis il a ajouté : « Ceux qui sont morts là-bas nous ont toujours dit de ne pas oublier mais de ne pas nous venger. »
Il y a eu dans cette audience du 22 mai une illustration de la force et de l’importance des procès dans notre société et de la justice, « cet instrument dont le rôle est d’enrayer la logique de la vengeance, de répondre au mal sauvage du crime par les restrictions mesurées et contrôlées de la peine », d’apurer les comptes sans anéantir (1). Ce « petit miracle d’audience » (2), n’aurait pas pu se produire sans le professionnalisme des acteurs clés de ce processus de justice : la présidente de la Chambre, la juge Luminiţa Ninu, neutre, dénuée de tout pathos mais à la fois pédagogue et humaine, la procureure, attentive et précise, les avocats de la défense offensifs et impliqués dans leur rôle crucial mais parfois si mal compris et les parties civiles, survivantes directes du camp.
(1) Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, Antoine Garapon, Odile Jacob, 2002.
(2) J’emprunte ce terme à la chroniqueuse judiciaire du Monde Pascale Robert-Diard.
Isabelle Wesselingh est journaliste à l’Agence France-Presse (juillet 2015).