La Roumanie serait en train de revoir ses intérêts en termes de politique étrangère, privilégiant notamment ses relations avec l’Allemagne. Décryptage avec Armand Goșu, professeur de sciences politiques à l’Université de Bucarest et ancien directeur de l’Institut roumain d’histoire récente.
Regard : Comment voyez-vous les récentes nominations à des postes clés d’ambassadeur ?
Armand Goșu : Le ministère roumain des Affaires étrangères dispose d’un contingent réduit de diplomates seniors. Certains ont été nommés quatre voire cinq fois ambassadeurs, ce qui est plutôt atypique au sein du corps diplomatique européen. Nous avons un problème évident de ressources humaines, et cela confirme le manque d’ambition de notre politique étrangère. Cela explique aussi pourquoi un journaliste, Emil Hurezeanu, ait été récemment nommé à Berlin. Quoi qu’il en soit, je trouve ce choix plutôt judicieux, monsieur Hurezeanu parle allemand, il a été directeur de la section roumaine à la Deutsche Welle, et a de nombreux contacts de haut niveau en Allemagne. Sa relation avec le président Iohannis est par ailleurs excellente. Quant à la nomination de George Maior (ancien directeur des services de renseignements roumains, ndlr), elle m’a par contre laissé perplexe. Il ne s’est jamais vu dans un Etat de l’Union européenne et membre de l’Otan qu’après plusieurs années au plus haut niveau de l’administration de l’Etat, un directeur des services secrets démissionne pour un poste d’ambassadeur, même si c’est à Washington. Selon moi, cela confirme surtout que monsieur Maior a des ambitions politiques, il vient du PSD (Parti social-démocrate, ndlr) et reste très proche du Premier ministre Victor Ponta.
Ces nominations indiquent-elles un changement dans la politique étrangère du pays ?
La nomination de George Maior au poste d’ambassadeur à Washington suggère que la relation avec les Etats-Unis a été rétrogradée à un niveau inférieur par la nouvelle présidence roumaine. Dans une capitale étrangère où vous avez un intérêt stratégique particulier, vous nommez un homme de confiance, et non pas quelqu’un d’un autre parti proche de votre principal adversaire à l’élection présidentielle. D’après moi, ces nominations montrent un réajustement de la politique étrangère roumaine en faveur du renforcement des liens avec l’Allemagne.
Petit aparté : comment les diplomates de carrière sont-ils sélectionnés en Roumanie ?
Le dernier concours d’admission au MAE (ministère des Affaires étrangères, ndlr), initié par Titus Corlățean (ministre des Affaires étrangères jusqu’en novembre 2014, ndlr), s’est soldé par un scandale, les proches de politiques et hauts fonctionnaires ayant été favorisés. Et l’avant-dernier concours, celui de 2009, a vu l’un des candidats poursuivre le MAE en justice pour la même raison. Certains qui avaient réussi le concours ont même renoncé à leur carrière diplomatique. Le MAE est face à une crise très grave, le personnel qualifié manque, ce sont des hommes de parti qui prennent les postes d’ambassadeur. Des institutions autres que le MAE sont même devenues plus influentes. Certains diplomates, de très bonne facture intellectuelle, gèrent correctement les exigences de la fonction ; malheureusement, ils sont peu nombreux.
« J’espère que le sens pragmatique de notre présidence d’origine germanique fera que la Roumanie sera toujours plus attentive à la France »
Comment jugez-vous les relations actuelles entre la France et la Roumanie ?
Selon moi, les autorités roumaines semblent moins intéressées par leur relation bilatérale historique avec la France, et c’est inquiétant. La nouvelle administration présidentielle ne se rend pas suffisamment compte qu’elle a beaucoup à perdre si elle ne cultive pas son rapport jusqu’à présent privilégié avec la France. J’espère que le sens pragmatique de notre présidence d’origine germanique fera que la Roumanie sera toujours plus attentive à la France, et notamment à ses grandes sociétés implantées parfois depuis près de vingt ans dans notre pays. Autre chose : pour la première fois depuis 25 ans, la France n’a pas vraiment d’interlocuteur dans les couloirs du pouvoir, quelqu’un au plus haut niveau de l’Etat ayant fait ses études à Paris, un francophone francophile. Avant, ils étaient omniprésents, je pense notamment à Zoe Petre, Mircea Geoană, ou bien Teodor Baconschi, Alexandru Gussi, Cristian Preda, qui sont diplômés d’un doctorat français. Enfin, on peut se demander pourquoi la nomination d’un ambassadeur à Paris tarde autant. Ceci dit, être ambassadeur roumain à Paris n’est pas simple. Il peut y rester quatre années sans avoir obtenu de contact à l’Elysée ou au cabinet du Premier ministre, et n’être reçu que par le responsable Roumanie du Quai d’Orsay, même s’il a le statut d’ambassadeur. Par ailleurs, contrairement à Berlin, Washington ou Londres, la diaspora roumaine y est plus complexe.
Qu’en est-il des relations avec Moscou ? La Russie semble plus que jamais être la sœur ennemie…
Avec les Russes, on est face à un éternel contretemps. Lorsque Ion Iliescu (ancien président de la Roumanie de 1990 à 1996 et de 2000 à 2004) a pu enfin signer un traité d’amitié avec Gorbatchev, l’URSS s’est démantelée. Puis, alors que les anciens satellites du bloc soviétique développaient leurs relations avec la Russie de Yeltsin, Bucarest n’a pas cessé de produire une rhétorique anti-russe. Mais quand Poutine est arrivé au pouvoir, et alors qu’il relançait le discours de la confrontation avec l’Ouest, on a voulu se rapprocher de lui. Sans parler du Premier ministre Victor Ponta qui prévoyait un voyage à Moscou alors que la Russie était en train d’envahir la Crimée. Certes, la Roumanie n’est pas la seule responsable, mais il faut avouer que ses relations avec la Russie ont été très mal gérées.
Par contre, de l’autre côté de l’Atlantique, la Roumanie semble avoir pris de l’ampleur pour l’administration américaine, il n’y a qu’à voir la coopération actuelle très intense dans le domaine militaire…
Oui et non. En dépit du fait que la Roumanie partage 650 km de frontière avec l’Ukraine, la plus longue parmi les Etats membres de l’Otan et de l’Union européenne, et que la base navale russe de Sébastopol soit à seulement 300 km de Sulina, la Pologne et les Etats baltes sont beaucoup plus importants aux yeux de Washington, du Département d’Etat au Congrès, en passant par le Pentagone. La dernière visite d’un ministre des Affaires étrangères roumain à Washington a été celle de Teodor Baconschi en septembre 2011, c’est-à-dire il y a presque quatre ans. Depuis lors, le secrétaire d’Etat américain n’a jamais trouvé le temps de rencontrer un ministre des Affaires étrangères roumain, même si le pays est sur le papier un partenaire stratégique. Certes, il s’agit de quelque chose d’inhabituel. Je suppose que la Roumanie est en train d’être soumise à un processus de réévaluation, et on sait que le Département d’Etat prend son temps. Cette réévaluation ne concerne probablement pas que le domaine politico-diplomatique, mais aussi l’aspect militaire. De son côté, la Roumanie est également en train de revoir son rapport avec les Etats-Unis et ses options stratégiques. Si Washington ne reconsidère pas ses intérêts en Europe centrale et de l’Est, Bucarest se tournera toujours plus vers Berlin.
Propos recueillis par Carmen Constantin (juillet 2015).