À la campagne, le marché de l’emploi est tout autre que dans les villes. Main-d’oeuvre peu qualifiée, pénurie de postes, inactivité massive… Travailler y est une activité compliquée. Reportage à Tărtăşeşti, petite commune à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Bucarest.
À mille lieues de l’effervescence de la capitale, dans la commune assoupie de Tărtăşeşti, le travail se conjugue à un mode différent de celui des villes.
« Ici, ça n’a rien à voir avec Bucarest, où j’ai aussi un magasin », explique Vlad Constantin, propriétaire d’une petite épicerie et d’une entreprise de plats à emporter. « C’est dur de trouver de la main-d‘oeuvre. Les gens sont généralement peu formés et beaucoup sont partis à l’étranger. En 2008, j’ai passé trois annonces pendant trois mois avant de trouver une vendeuse…», raconte-t-il. « Les gens vivent de l’agriculture ou ont déjà un emploi stable qu’ils ne veulent pas quitter. Avec la crise, il y a plus de demandes, mais le problème reste de trouver des personnes compétentes et qualifiées. Pour les plats préparés, j’ai recruté quelqu’un de Bucarest, qui est logé sur place. » En juin dernier, Vlad Constantin a eu la chance de trouver une comptable rapidement, Aura Stanciu, 27 ans, originaire de Tărtăşeşti, qui ne trouvait rien depuis un an dans les environs.
Car si les patrons peinent à recruter, les aspirants travailleurs ont souvent encore plus de mal à se faire embaucher. « J’ai longtemps travaillé à Bucarest et fait la navette chaque jour. Mais j’ai été licenciée à cause de la crise. J’ai bossé un peu aux champs avec ma famille, je ne trouvais rien, à part des offres de gardien. Et puis je suis tombée sur cette annonce. J’ai eu de la chance, je suis même mieux payée qu’à Bucarest, je gagne 1100 lei, contre 900. Et je n’ai plus la fatigue et le coût du transport (15 à 20 lei par jour, ndlr). Cela tient du miracle d’avoir trouvé un boulot ici », explique Aura.
Le travail est décidément une denrée très rare dans cette petite commune. La preuve avec la famille Şerbănoiu, dont la maison est située au bord de la route qui mène à Târgovişte. Et où quatre générations cohabitent : Coca, la grand-mère, ouvrière aujourd’hui retraitée, son fils Gabriel et son épouse Vali qui ont repris la ferme familiale, leurs deux garçons, dont l’aîné Petrică, marié à Nicoleta, qui a deux enfants en bas âge. « Nous sommes cinq adultes et aucun n’a d’emploi, cela vous donne une idée », lance Vali, d’un air dépité. Attablée devant un café fumant, elle soupire. « J’ai travaillé à Avicola, une usine de volailles, jusqu’en 92 puis plus rien. Idem pour mon mari. Avant la révolution, les gens travaillaient dans les usines, les abattoirs, ici ou à Bucarest. Mais au fil des ans, tout a fermé et aucune nouvelle grande entreprise ne s’est installée. La crise n’a rien arrangé. Mes deux fils étaient chauffeurs routiers, mais ont perdu leur emploi. On vit tous grâce à ce qu’on produit à la ferme. Des céréales, pas d’animaux. On vend parfois un peu le surplus, mais rien d’extraordinaire. C’est dur. »
Son fils, Petrică, confirme : « Je n’ai pas eu droit au chômage quand j’ai été licencié ; je ne touche aucune aide sociale, à part les allocations pour les enfants, et je ne suis pas couvert pour la santé. En trois ans, je n’ai pas réussi à trouver un seul emploi, c’est désespérant. » Petrică occupe ses journées en aidant son père aux travaux des champs et en jouant aux cartes avec ses amis. Inactif, il n’est pourtant pas comptabilisé dans les chiffres du chômage. Une situation loin d’être exceptionnelle à la campagne.
Assis dans un petit bureau vétuste, Constantin Badea, le maire de la commune et de ses 5700 âmes, souligne que « le taux de chômage est de 20% environ, 10% d’inscrits qui perçoivent des aides, 10% dont les droits sont expirés. Mais en réalité, je pense que moins de 50% de la population active travaille. Vous voyez bien, tous ces gens qui se baladent dans les rues en pleine journée… »
Pour tous ces inactifs, les aides existent, mais désormais peu en bénéficient. « Seules 42 personnes touchent les allocations sociales, car les critères sont de plus en plus restrictifs », explique Mihaela Moşoiu, l’assistante sociale de la mairie. Devant les abus enregistrés, le gouvernement a effectivement réduit de façon drastique le nombre de bénéficiaires.
À Tărtăşeşti, la plupart des habitants survivent donc grâce à « l’agriculture de subsistance », soutient le maire. « Il y a peu d’employeurs ici : deux élevages de volailles, une usine de meubles, une de cartons, une trentaine de petits magasins… Et depuis la crise, c’est de pire en pire. Avicola a restructuré et n’emploie plus que 200 personnes contre 1000 auparavant, et beaucoup de gens qui faisaient la navette à Bucarest ont perdu leur emploi. Quelques investisseurs ont acheté des terrains, des étrangers notamment, mais aucun n’a développé d’activité pour le moment. »
Un des amis de Petrică, Cristi, 25 ans, se heurte à cette équation insoluble. « Je suis mécanicien, mais je ne trouve pas de travail, même à Bucarest. Pourtant, je serais prêt à faire n’importe quoi, à apprendre un métier de zéro. Mais à l’agence pour l’emploi on ne me propose jamais rien, ou rien d’intéressant. Résultat, j’ai travaillé un peu sur des chantiers, au noir, bossé un peu comme ouvrier agricole dans les fermes. J’ai 25 ans et je continue à dépendre de mes parents, c’est déprimant. »
À Tărtăşeşti, de nombreux jeunes sont dans le même cas. Et beaucoup choisissent l’exil pour s’en sortir. « Ma fille est installée au Canada où elle est professeur depuis des années, explique Vali. C’est triste mais c’est souvent la seule solution, ceux qui restent ici sont dans une impasse. »
Dans les campagnes, où l’agriculture est encore la principale activité, le travail journalier est très répandu et souvent payé au noir. Au printemps dernier, dans la foulée de l’adoption du nouveau code du Travail, le gouvernement Boc a élaboré une nouvelle législation pour mieux encadrer cette pratique. Le nouveau texte prévoit que les zilieri (journaliers), âgés de 16 ans minimum, effectuant un travail non qualifié huit heures par jour, toucheront une rémunération de 2 à 10 lei de l’heure à l’issue de leur journée de travail sur laquelle l’impôt de 16% aura été retenu. Selon les chiffres du ministère du Travail, depuis l’entrée en vigueur de la loi cet été, 1 million de zilieri ont été enregistrés. Mais à Tărtăşeşti, la mesure est accueillie avec réserve. « On continue à faire comme avant, de la main à la main », lance Vali. Même constat à la mairie. « La plupart des gens font des échanges, je bosse chez toi, tu viens m’aider pour la récolte », explique le maire Constantin Badea. Président de la confédération syndicale Cartel Alfa, Bogdan Hossu, reproche en outre à la loi de n’offrir aucune protection sociale : « Ce texte ne prévoit aucune cotisation retraite ou allocation chômage pour le journalier. »
Marion Guyonvarch (mars 2013).