Elle est l’experte anti-corruption sans doute la plus en vue actuellement. Ancienne directrice au ministère de la Justice, Laura Ştefan travaille aujourd’hui au sein du « think tank » Expert Forum, et conseille notamment la Commission européenne et le Conseil de l’Europe sur les réformes de l’Etat de droit. Diplômée en droit de l’université de Bucarest, elle est également titulaire d’un master de l’université de Cambridge. Son expertise est reconnue par tous, même par ses détracteurs, ceux qui voudraient que rien ne change dans le pays.
Regard : Début novembre, vous avez écrit un article pour le journal Revista22 affirmant que la corruption était ancrée dans la culture roumaine. Que voulez-vous dire ?
Laura Ştefan : Je pense effectivement que la corruption existe depuis très longtemps. Elle a même envahi le système judiciaire lui-même, et ce jusqu’à aujourd’hui. Pendant mais aussi bien avant le régime communiste, les règles n’ont jamais vraiment compté, on a toujours essayé de les détourner. Et je crois que jamais, tout au long de l’histoire de la Roumanie, il n’y a eu de vrai combat contre la corruption au plus haut niveau de l’Etat. Le budget de l’Etat a plus ou moins toujours été perçu comme un budget personnel par les dirigeants. Les choses ont commencé à changer à partir de 2005 ; chaque individu, quel qu’il soit, devait répondre de ses actes, et la loi devait être la même pour tous. Mais les élites politique et économique, héritières des façons d’agir de l’ancienne nomenklatura communiste, se sont vivement opposées au changement, et notamment aux institutions censées combattre la corruption. Heureusement, en 2007, la Roumanie est entrée dans l’Union européenne ensemble avec la Bulgarie ; des critères judiciaires et de lutte anti-corruption ont été imposés par Bruxelles. Sans cela, aucun changement ne se serait produit. De 2000 à 2004, pendant les années Năstase, on a vu comment les lois étaient faites pour le pouvoir. Ceci étant, si l’on regarde le système judiciaire actuel, les choses restent compliquées. Ces cinq dernières années, plus de 30 magistrats, juges, procureurs, ont été condamnés pour corruption.
Ce qui est positif et négatif à la fois…
Oui, c’est d’abord un nombre de cas très préoccupant, et cela ne va pas en s’améliorant. Mais d’un autre côté, ce sont des collègues de ces magistrats qui ont eu le courage de les dénoncer. Même si le taux de condamnation n’a pas été maximal, cela n’existe pas, peut-être en Chine. Ici comme dans les autres pays européens, il s’agit de mener à bien des procès de façon intelligente et juste. Pour revenir à ces condamnations, les statistiques montrent qu’il s’agit en général de très hauts fonctionnaires, des responsables d’institutions importantes, de Hauts parquets. Souvent ces actes de corruption sont connus d’autres magistrats, nous parlons d’un petit milieu ; mais personne n’ose lever la tête. Le « whistleblower » comme disent les Anglo-saxons, c’est-à-dire pointer du doigt un mauvais comportement, est très peu répandu en Europe centrale et de l’Est, évidemment à cause du traumatisme qu’a représenté le régime communiste et ses informateurs. Personne ne veut être perçu comme étant un « rapporteur ». Pourtant, ce n’est que grâce aux personnes intègres qui dénonceront les mauvaises pratiques que la corruption systémique disparaîtra. Et je connais de nombreux magistrats qui font leur travail de manière consciencieuse, irréprochable. Les corrompus ne sont qu’une petite minorité qui porte grandement préjudice à l’image du système judiciaire, on peut les combattre.
Comment jugez-vous à cet égard l’action gouvernementale et notamment celle du Premier ministre ?
Personnellement, je trouve l’attitude du Premier ministre inquiétante. Il veut être le chef et que cela se sache, c’est tout. Les procureurs n’ont qu’à bien se tenir, c’est lui qui décide. Il est très préoccupant que nous nous retrouvions aujourd’hui dans cette situation, plus de cinq ans après notre adhésion à l’UE. Alors même que le Premier ministre n’a plus les moyens de faire taire les procureurs. Tout comme le président du pays, il peut nommer ou révoquer à sa guise comme cela s’est vu au printemps dernier, mais c’est à peu près tout. Des nominations qui par ailleurs ont été effectuées sans aucun critère objectif, professionnel. Ce sont des ententes politiques. Conséquence ? Quand le Premier ministre critique un procureur menant une enquête judiciaire, le procureur général n’a d’autre choix que de rester muet s’il veut garder son poste. Cela arrive tout le temps. La Direction nationale anti-corruption est incessamment critiquée par le pouvoir, ce qui est inimaginable au sein d’un autre pays européen. Et quand le Conseil supérieur de la magistrature affirme que le Premier ministre a dépassé les limites de son autorité dans ses critiques, rien ne se produit. On m’explique parfois que son attitude vient du fait qu’il doit montrer aux autres membres de son parti qui est le chef. Cela ne me console pas et ne justifie rien. La justice doit être clairement séparée du pouvoir exécutif et législatif, c’est la base d’un système démocratique. Même la Cour constitutionnelle est critiquée, notamment quand elle donne son avis sur des ordonnances d’urgence, mais c’est précisément son rôle !
Vous affirmez par ailleurs que le Parlement pourrait avoir trop de pouvoir, c’est-à-dire ?
Les modifications constitutionnelles proposées cette année sont préoccupantes, le Parlement est en train de devenir un super pouvoir au-dessus de toutes les autres institutions du pays, l’organe suprême des débats et des décisions. Concernant les débats, aucun problème, mais ce qui me gêne est que le Parlement puisse décider de tout, et notamment supplanter le pouvoir judiciaire. Et quand on sait que plusieurs parlementaires condamnés pour des faits de corruption continuent aujourd’hui d’exercer leur pouvoir législatif…
Que pensez-vous du Mécanisme de vérification et de coopération mis en place par Bruxelles pour s’assurer précisément que l’Etat de droit fonctionne en Roumanie ?
Il est indispensable, sans lui nous n’aurions pas aujourd’hui des institutions et des lois qui luttent contre la corruption. Notre pays n’est pas encore capable de se réformer seul, il a besoin d’aide. On l’a vu lors de la crise politique de l’été 2012. Ce fut un triste épisode, une violation grossière de l’Etat de droit très bien planifiée afin d’éliminer tout organe de contrôle qui ne serait pas sous le giron du gouvernement. Cela dans le but de se débarrasser du président de la République parce qu’il ne serait plus populaire, alors que le mandat d’un président élu démocratiquement doit être respecté à partir du moment où il n’enfreint pas la Constitution. Sans parler du référendum lancé par le pouvoir en place afin de le destituer qui fut une vraie farce, des personnes ont voté plusieurs fois, on a enregistré jusqu’à 200% de participation dans des petites communes désertes en été, même les morts se sont rendus aux urnes… La Cour constitutionnelle enquête d’ailleurs en ce moment sur la façon dont il a été organisé. Tout cela nous a énormément décrédibilisé aux yeux des dirigeants occidentaux.
Peut-être qu’il faut attendre un peu, 1989 n’est pas si loin…
Au début des années 1990, on a dit qu’avec la nouvelle génération de politiques, les choses s’amélioreraient, ce qui s’est avéré faux et continue d’être faux aujourd’hui. Et je doute que même ceux qui n’ont pas du tout vécu sous le régime communiste soient capables de changer les choses. Un sondage récent de la fondation Soros révèle que plus de 60% des jeunes Roumains âgés de 18 ans pensent que le régime communiste était un bon régime. Cela montre que nous ne parlons pas de façon objective de notre passé, en grande partie parce que cela n’arrange pas les élites. Nous n’en parlons ni à l’école, ni en société. Et à la maison, les parents disent à leurs enfants qu’ils regrettent leur jeunesse, c’est-à-dire quand ils vivaient sous le communisme. D’où les chiffres du sondage Soros. Personnellement, j’associe le régime communiste que j’ai un peu vécu à la faim, au froid, au manque de lumière, aux magasins vides et à une télévision propagandiste.
Comment voyez-vous les manifestations récentes de la société civile notamment en ce qui concerne la mine d’or de Roşia Montană ?
La population qui descend dans la rue contre ce projet est très éclectique, et ce sont en général des personnes bien intentionnées qui ne supportent plus la façon dont l’exécutif gère ses dossiers. Et ils ont tout à fait raison. Je trouve inacceptable qu’en 2013 un gouvernement puisse faire adopter des lois s’adaptant au bon vouloir d’un investisseur afin qu’il fasse ce que bon lui semble. On établit des normes et des lois spécifiques pour lui. De fait, très souvent, quand le gouvernement signe un contrat avec un grand groupe privé, ce même contrat passe ensuite par le Parlement afin qu’il puisse être approuvé sous la forme d’une loi. Il s’agit évidemment d’un abus juridique. Une loi n’est pas un contrat. Mais en faisant de la sorte, le gouvernement s’assure que les éventuelles poursuites administratives ou pénales ultérieures restent sans réponse étant donné que c’est le Parlement qui aura voté la loi, ou plutôt le contrat. Et que peut faire un investisseur privé contre le Parlement, aussi grand soit-il ? A terme, personne ne gagne à cultiver ce genre de pratique, ni le gouvernement, ni l’investisseur. Car aujourd’hui, à un moment donné, tout se sait. C’est ce qui s’est passé avec Roşia Montană, et c’est ce qui est en train de se passer avec les gaz de schiste. On n’explique rien aux gens, on fait tout sous la table et après on s’étonne qu’il y ait des manifestations. Le gouvernement ne peut pas continuer à prendre les citoyens pour des imbéciles.
Vous critiquez durement l’exécutif, mais n’est-il pas aussi, en partie du moins, la représentation de la société roumaine telle qu’elle est ?
Tout à fait, je ne dis pas que la société civile est parfaite et que nos dirigeants ont tous les torts. Nous avons la classe politique que nous méritons, je suis d’accord. Mais la question est aujourd’hui la suivante : comment aller de l’avant ? Comment arriver à un consensus politique, un projet de société où des règles définissent clairement les limites de telle ou telle action, qu’elle soit gouvernementale, institutionnelle ou privée ? Il est devenu indispensable de suivre certains principes, une déontologie, on ne peut pas continuer de cette façon. Je pense à la presse, ce qui se passe est très triste, bientôt il n’y aura plus du tout de médias critiques.
Quels sont vos projets ?
Il existe un dicton en roumain qui dit que si vous voulez faire rire Dieu, racontez-lui vos projets. La vie est si imprévisible, volatile. J’ai souvent eu la possibilité de vivre à l’étranger mais je me suis vite rendu compte qu’à terme cela me rendrait malheureuse. Et puis la Roumanie offre la possibilité de travailler sur des choses qui comptent, même si cela demande beaucoup d’énergie. Contrairement à l’Ouest, ici il reste beaucoup à faire, et tant que je ne perdrai pas l’espoir que ce que je fais sert à quelque chose, je continuerai. Je pars souvent à l’étranger pour des organisations internationales, mais ce à quoi je me dédie ici m’est très cher. La société civile roumaine a besoin de gens qui disent ce qu’ils pensent, qui fassent ce qu’ils croient juste, même si c’est à contre-courant.
Je suppose que vous subissez des pressions, vous arrive-t-il d’avoir peur ?
Peur, non. Mais j’ai des pressions, c’est normal.
Propos recueillis par Laurent Couderc (décembre 2013).