Affable et détendue, Laura Codruța Kövesi a reçu Regard mi-juin dans ses bureaux. « La » dame anti-corruption de Roumanie est procureur depuis dix-neuf ans ; et elle n’avait que 33 ans quand elle est devenue procureur général. Aujourd’hui à la tête de la Direction nationale anti-corruption (DNA), son impartialité et son sérieux sont loués de Bucarest à Bruxelles.
Regard : Vous êtes procureur en chef de la Direction nationale anti-corruption depuis un peu plus d’un an. Quel bilan tirez-vous des activités de l’institution que vous dirigez ?
Laura Codruța Kövesi : De mon point de vue, il est plutôt positif. Il y a un peu plus d’un an, une nouvelle équipe a été nommée, et les résultats d’aujourd’hui en sont les fruits. Nous continuons ce qui a été mis en place depuis 2005, lors du mandat de Daniel Morar. Plus de 4 000 dossiers ont été enregistrés sur la dernière année, et une part non négligeable de ces investigations vise des personnes aux fonctions très importantes au sein des institutions publiques (voir encadré, ndlr).
Le rythme des ouvertures d’enquête est effectivement impressionnant. Comment expliquez-vous une telle cadence ?
Il est crucial que l’on travaille à un rythme soutenu. Notre efficacité vient du fait que l’on ait enfin réussi à occuper de nombreux postes de procureurs, jusqu’à présent vacants. Cependant, le problème n’est pas complètement réglé ; il y a toujours beaucoup de dossiers à traiter et pas assez de procureurs ni de policiers. En un an, 4 000 affaires ont été saisies par 110 procureurs anti-corruption, je vous laisse calculer la quantité de dossiers à traiter rapportée au nombre de procureurs… Un autre aspect important pour notre institution réside dans la finalité des dossiers ouverts. 93% d’entre eux arrivent à être jugés et se terminent par une condamnation. Les procureurs mènent leurs enquêtes jusqu’au bout.
Comment collaborez-vous avec les autres institutions du pays ?
Nos principaux collaborateurs sont les instances judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature, avec lequel nous avons de bonnes relations institutionnelles. Pour ce qui est du recueil d’informations, nous travaillons beaucoup avec le Service roumain d’informations, et d’autres agences telles l’Agence nationale d’intégrité, avec laquelle nous collaborons lorsque des problèmes d’incompatibilité se posent vis-à-vis de personnes en poste au sein de l’administration publique, ou de conflits d’intérêt. Ou bien lorsque nous avons besoin de vérifier le patrimoine d’un individu sur lequel nous enquêtons.
« Le statut de procureur a véritablement évolué à partir du moment où leur indépendance a été inscrite dans la loi en 2005 par Monica Macovei, l’ancienne ministre de la Justice. »
Etes-vous passée facilement de votre ancien à votre nouveau poste ?
Cela s’est fait naturellement ; la DNA fonctionne dans le cadre du ministère public de la Justice, et l’activité de procureur est la même indifféremment de la structure dans laquelle on travaille. Et puis j’avais déjà connu la plupart de mes collègues actuels en tant que procureur général. Concernant le volume de travail, il n’est pas aussi lourd qu’avant, notamment sur certains aspects. Les procureurs au sein de la DNA sont expérimentés, ils ne sont pas au début de leur carrière, la collaboration est plus facile. Au sein du Parquet, mes collègues étaient plus jeunes, il fallait leur porter une plus grande attention et du soutien.
Les procureurs sont-ils réellement indépendants ?
En Roumanie, les procureurs ne sont subordonnés à aucune autre autorité. Ceci étant, leur statut a véritablement évolué à partir du moment où leur indépendance a été inscrite dans la loi en 2005 par Monica Macovei, l’ancienne ministre de la Justice. Je crois que la fonction de procureur est l’une des plus importantes au sein d’une société démocratique, d’autant plus pour une institution qui lutte contre la corruption. Et c’est précisément l’indépendance des procureurs qui a contribué à augmenter l’efficacité du combat contre la corruption. Car si l’on avait eu des procureurs sous la direction du ministère de la Justice, je ne pense pas qu’ils auraient pu aller jusqu’au bout d’une enquête dans laquelle aurait été impliqué un membre du gouvernement ou un parlementaire. C’était le cas avant 2005, on était parfois obligé de refermer une enquête sur ordre du ministère…
La DNA est toujours sous la surveillance de la Commission européenne par le biais du Mécanisme de coopération et de vérification (MCV, ndlr). Est-ce encore nécessaire ?
Pour la DNA, le MCV a été extrêmement utile, car le contrôle des résultats dans le domaine de la corruption nous a poussés à être beaucoup plus actifs, et à aborder le phénomène de manière stratégique. Cela nous a aussi aidés à trouver les instruments législatifs adéquats, et à les harmoniser avec le cadre européen. Donc, de cette perspective-là, la Commission a eu un rôle extrêmement important. Ceci étant, je pense qu’aujourd’hui notre institution est arrivée à une certaine maturité, et qu’il n’est plus nécessaire qu’elle soit surveillée.
« Il sera crucial de maintenir l’indépendance et la stabilité de notre institution, ou encore d’être attentif aux modifications législatives qui pourraient influencer notre activité de manière négative en limitant nos compétences »
Mais qu’en est-il pour les autres institutions ? Le dernier rapport de la Commission est toujours très critique à l’égard de l’Etat de droit dans le pays…
Effectivement, et les recommandations faites par la Commission sont tout à fait fondées. Car la notion d’Etat de droit concerne plusieurs aspects : la corruption, mais aussi le processus législatif, ainsi que la stabilité institutionnelle. Dans ces deux derniers domaines, je pense que le contrôle de la Commission, par le biais du MCV, est utile et doit continuer. Car toutes les directives européennes n’ont pas été mises en place. De plus, notre législation est encore instable et l’application des nouveaux codes, pénal et de procédure pénale, reste un problème. Sur cet aspect, on a encore beaucoup de travail… Le contrôle continu de la Commission permet de s’assurer que les progrès réalisés jusqu’à présent, et ceux qui restent à faire, sont et seront irréversibles.
Les prochains mois s’annoncent agités à cause notamment de l’élection présidentielle de cet automne. Dans ce contexte, quels sont vos objectifs ?
Nous voulons continuer nos enquêtes avec la même efficacité et la même cadence qu’aujourd’hui dans les domaines de la justice, des acquisitions publiques et des fonds européens. Il nous faudrait aussi intervenir davantage dans la santé et l’éducation. Par ailleurs, il sera crucial de maintenir l’indépendance et la stabilité de notre institution, ou encore d’être attentif aux modifications législatives qui pourraient influencer notre activité de manière négative en limitant nos compétences, et enfin continuer la formation professionnelle des procureurs anti-corruption. Ces derniers continueront à faire leur devoir seulement si on les laisse faire, et si on ne limite pas leurs compétences ni leurs attributions. Nous espérons que la prochaine élection n’influencera pas la lutte anti-corruption, et qu’au contraire, le nouveau président la soutiendra, bien plus que ce qu’elle ne l’a été jusqu’à présent.
Ces dernières années, avez-vous observé un changement de mentalité vis-à-vis de la corruption ?
Bien sûr, autant de la part des procureurs que des citoyens. Depuis 2005-2006, des condamnations définitives à l’encontre de personnalités auparavant intouchables ont été prononcées. Par ses enquêtes et les condamnations, la DNA a réussi à montrer que la loi est la même pour tous, que vous soyez ministre, sénateur, député, secrétaire d’état ou même procureur. En partie grâce à cette lutte anti-corruption menée de front, les citoyens ont davantage pris leur courage à deux mains, désormais ils dénoncent les faits de corruption ; selon moi, c’est la preuve d’un changement de mentalité. Ceci étant, il nous reste encore beaucoup de travail dans des domaines comme celui de la santé ou de l’éducation. Car au-delà des condamnations, la prévention est cruciale.
La DNA en chiffres
Depuis le début du mandat de Laura Codruța Kövesi jusqu’à mai dernier, 4 183 dossiers ont été enregistrés. Les principaux chefs d’accusation ont été les suivants : abus de service, trafic d’influence, remise de pots-de-vin, fraude et évasion fiscale. Au total, pendant cette période, 281 condamnations ont été prononcées à l’encontre de 857 accusés. Elles ont notamment concerné quatre ministres et anciens ministres, un ancien député du Parlement européen, quatre députés (dont un ancien Premier ministre), un sénateur, 11 maires, cinq juges et trois procureurs. L’une des condamnations les plus marquantes a été celle de Relu Fenechiu, qui est le seul ministre à avoir été condamné alors qu’il était en fonction, à savoir aux Transports : cinq ans de prison ferme, le poussant à démissionner de son poste en juin 2013. On retiendra aussi le verdict à l’encontre du politicien Dan Voiculescu – cinq ans de prison ferme – en octobre dernier, ainsi que la condamnation de l’ancien Premier ministre Adrian Năstase, quatre ans de prison ferme dans le dossier « Zambaccian » en janvier dernier, entre autres condamnations – même si, comme certains, M. Năstase a bénéficié de remises de peine et de périodes de liberté conditionnelle.
Propos recueillis par Julia Beurq (juillet 2014).