Le vent balaie le Vieux-Port de Marseille, s’engouffre comme une boule invisible dans les ruelles étroites et pentues du quartier du Panier, brossant sans ménagement le visage et le corps des passants, secouant les poteaux et les volets pour leur faire peur. Je presse le pas et pousse la porte vitrée cernée de noir. Je cherche « celui qui comptait être heureux longtemps ». Mon regard examine les gens qui boivent un thé chaud, assis autour des tables de bois. Est-il quelque part derrière eux, à côté d’eux, sans que je le voie ? Mes yeux errent de nouveau dans le petit espace, sans succès, pas de trace de « celui qui comptait être heureux longtemps ». Déjà un peu triste, je me résous alors à demander à l’élégante dame propriétaire du lieu. Le connaît-elle, l’a-t-elle vu ? Elle hésite un moment, me dit que le nom lui dit quelque chose, mais puis-je l’aider un peu et lui en dire plus ? Oui, bien sûr, je veux vraiment le trouver puisque je veux l’offrir à une amie, donc je vais lui en dire davantage : « L’auteure du livre s’appelle Irina Teodorescu. » Son visage s’éclaire. L’homme qui anime et gère avec elle ce salon de thé-librairie, Cup of tea, s’exclame : « Irina Teodorescu, c’est celle qui a écrit « La malédiction du bandit moustachu », elle est d’origine roumaine, c’était vraiment très bien ce livre ! » La dame libraire approuve. Et soudain, ces mots et ces histoires virevoltent et dansent sur des fils invisibles qui nous relient et nous font sourire, complices. Des mots en français, écrits par une auteure née à Bucarest, en 1979. Des mots dans ma langue, par une Roumaine qui vit dans mon pays, devenu le sien aussi maintenant, et moi qui vis dans le sien en sentant aussi qu’il est devenu, au fil des ans, une part de moi et non plus seulement une terre étrangère. La libraire n’a pas « Celui qui comptait être heureux longtemps », mais elle file vers une étagère et en sort un autre livre d’Irina Teodorescu, « Les étrangères », puisque je veux offrir à cette amie, ce soir même, un roman ayant une saveur franco-roumaine. Tous ces mots qui flottent sur les pages, dans nos têtes, sur les étagères des librairies, dans les romans et les chroniques, nous font parler de la Roumanie différemment de ce qui se dit d’habitude à l’évocation de ce pays en France. Ils lient les deux pays par l’intime des histoires, par la poésie et l’imagination, le rêve et la fantaisie, comblent les fossés de l’ignorance, cernent la douleur, passent de l’autre côté des murs et du passé, s’amusent à faire rire, à emprunter des tournures et des rythmes surprenants. Mais pour mener cette danse, pour emporter leur magie au-delà des mers et des montagnes, ces mots ont besoin d’épaules solides : celles de l’éditeur, « le metteur en livres comme existe le metteur en scène » (1), et celles des libraires qui leur ouvrent les portes vers les yeux et les esprits. Sans eux, les mots perdraient de leur superbe. J’ai trouvé pour moi « Celui qui comptait être heureux longtemps » (2) dans la librairie Kyralina de Bucarest, celle qui fait honneur à Panait Istrati, un autre écrivain roumain qui écrivait en français, celle qui fait danser des milliers de mots toute l’année dans la rue Biserica Amzei.
Isabelle Wesselingh (mars 2018).
(1) L’expression est de Richard Edwards, éditeur et auteur des « Chroniques de Roumanie », Transboréal, 2017.
(2) « Celui qui comptait être heureux longtemps », Irina Teodorescu, Gaïa éditions, 2018.