Entretien réalisé le mercredi 6 novembre en fin de journée, par téléphone et en roumain (depuis Washington).
Directrice du programme consacré à la mer Noire au Middle East Institute à Washington DC – seul programme en lien avec cet espace parmi les think tanks de la capitale américaine –, Iulia-Sabina Joja évoque les enjeux pour la région après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis…
Trump a affirmé qu’il arrêterait la guerre en Ukraine en 24 heures une fois arrivé au pouvoir. Qu’en pensez-vous ?
C’est très difficile à imaginer… Plus concrètement, la question-clé est celle de la fourniture d’armements. Il y a dix mois, les chiffres du président ukrainien Volodimir Zelenski évoquaient un ratio de munitions de 1 pour 12 en faveur des Russes. Et il y a quelques jours, il a ajouté que seulement 10% des armes du paquet supplémentaire voté au printemps dernier par les États-Unis avaient été livrées. Les perspectives ne sont pas très bonnes, d’autant que Trump a affirmé qu’il arrêterait d’aider l’Ukraine, ce qui revient à dire qu’il ne soutiendra pas politiquement un nouveau paquet supplémentaire de soutien financier et militaire. Or, sans armes côté ukrainien, la Russie va gagner du terrain. De quoi forcer l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations dans une position très défavorable. Après l’élection de Donald Trump, on a d’ailleurs vu Dimitri Medvedev – ancien président et Premier ministre russe, ndlr – tweeter que la Russie devait confirmer les objectifs qu’elle s’était fixés en 2021, à savoir que l’Ukraine ne devait plus exister, et que l’Otan devait revenir à ses positions d’avant 1997. Quant à Trump, nous savons qu’il n’aime ni l’Ukraine, ni l’Europe. Il est certes imprévisible et peut changer d’avis, mais les chances sont minces.
Les nouvelles ne sont donc pas bonnes en matière de sécurité pour la région de la mer Noire…
En effet, pour le moment en tout cas. Par ailleurs, Donald Trump ne croit pas non plus en l’Otan. Lors de son premier mandat (2017-2021, ndlr), il a beaucoup insisté sur le fait que les autres États ne contribuaient pas assez à l’organisation. Certes, il est peu probable que les États-Unis la quittent, mais n’oubliez pas que durant son premier mandat, le milliardaire a laissé entendre que si la Russie attaquait, par exemple, un État balte, il ne lui viendrait pas en aide. Dans les faits, c’est se comporter comme s’il n’y avait pas d’Otan. Ce qui implique aussi que si des drones sont à nouveau repérés dans l’espace aérien roumain, ce sera à la Roumanie de les abattre. Par ailleurs, aujourd’hui, peu de pays européens octroient jusqu’à 2% de leur PIB à la défense – seuil réglementaire défini par l’Otan, ndlr. À l’inverse, la Pologne, avec 4% de son PIB dédié à sa défense, va bientôt disposer de la plus grande force armée terrestre du continent, faisant figure de pays à éviter pour Poutine. Et c’est ce que les Américains voudraient voir davantage dans l’hypothèse d’une confrontation directe avec la Russie. Or, de façon générale, les Européens n’ont pas vraiment augmenté leur production d’armes afin de soutenir l’Ukraine et ainsi éviter que cette guerre ne se propage. Alors que dans l’absolu, nous n’avons pas besoin des États-Unis. Prenez les actifs russes dans nos banques, actifs dont ne disposent pas les États-Unis… Si cet argent était donné à l’Ukraine pour qu’elle s’arme, les Russes n’auraient plus la capacité de poursuivre le conflit. Pourquoi donc rester dépendants d’un président américain extrêmement peu investi sur ces questions ? Nous avons besoin non pas de milliards mais de plusieurs centaines de milliards pour augmenter nos capacités de dissuasion. C’est à ce prix que nous pourrons éviter le pire.
Qu’est-ce que cette élection change pour la Roumanie ?
Si l’on observe les candidats à la présidence roumaine, la seule prise de position a été celle de George Simion – leader du parti extrémiste AUR, ndlr – qui s’est affiché avec des casquettes « Make America Great Again », et s’est récemment rendu au Mexique lors des conventions du Parti républicain pour les étrangers. C’est tout. Mais plus fondamentalement, ce qui semble fonctionner avec Trump, c’est de le mettre en avant en tant qu’individu, plus que son pays. Et je reviens à la Pologne… Pendant le premier mandat de Donald Trump, Varsovie envisageait de créer une base militaire à son nom. Un geste inconcevable pour la plupart des autres pays européens. La Pologne est devenue un fournisseur de sécurité important, et a annoncé au lendemain de l’élection qu’elle allait acheter des munitions supplémentaires d’une valeur de 750 millions de dollars. Voilà comment traiter avec Trump. De fait, cette élection nous rappelle de façon brutale que le nouveau président n’a pas été un accident. Peut-être que les futurs décideurs roumains vont devoir revoir leur attitude et se demander quoi lui offrir de façon très concrète. Que ce soit en termes d’image, ou qu’il s’agisse d’investissements plus importants dans le secteur de la défense. Bucarest a indéniablement un coup à jouer en matière de sécurité régionale. Un élément en faveur de la Roumanie est que dans les deux, trois prochaines années, le pays va devenir le plus grand fournisseur de gaz naturel du continent, et contribuera amplement à la sécurité énergétique de la région. Il faudra aussi développer plus de liens bilatéraux au niveau économique. Mais cela dépendra en partie de qui s’installera à Cotroceni.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (06/11/24).
Note :
Lien vers notre premier entretien avec Iulia-Sabina Joja sur l’exploration et l’exploitation du gaz naturel en mer Noire (« Regard, la lettre » du samedi 10 avril 2021) : https://regard.ro/iulia-sabina-joja/