Irina Zamfirescu travaille pour ActiveWatch, ONG notamment impliquée dans les droits de l’homme. En charge des dossiers dits de « bonne gouvernance », elle est particulièrement au fait des questions urbanistiques entourant Bucarest, « une ville que les Bucarestois s’approprient de plus en plus ».
Regard : Comment décririez-vous l’évolution de Bucarest sur ces vingt-cinq dernières années ?
Irina Zamfirescu : Jusqu’en 1998, seul l’investisseur comptait. Il n’y avait pas de conscience collective de ce que constitue un espace public ou un espace vert, cela n’intéressait pas les gens. Depuis 1998, des plans urbanistiques généraux et une législation obligent l’investisseur à se plier à une consultation publique. Enfin, depuis 2008-2009, on assiste à l’apparition d’un « vrai » citoyen. On peut même parler d’un boom du civisme en matière d’urbanisme.
Ce nouveau civisme est-il en partie dû à des facteurs extérieurs ?
Il y a surtout de jeunes urbanistes qui font désormais la promotion d’une démarche participative en matière de construction au sein l’espace public. Certes, l’entrée dans l’Union européenne a eu son impact. Mais une spécificité bucarestoise a rendu l’harmonisation compliquée : les rétrocessions, dont les effets ont commencé à se faire ressentir dans les années 2000. Heureusement, la crise financière, et c’est là l’un de ses mérites, a permis de mettre un frein à la bulle immobilière. Aujourd’hui, la société civile est très attentive quant aux questions de patrimoine et d’urbanisme. Prenez l’exemple du parc IOR et le projet de salle polyvalente : la mairie a jeté l’éponge en décembre dernier devant l’opposition des gens. Dans le secteur 3 de la capitale, deux groupes de citoyens s’occupent de ces questions en permanence. Il y avait des ONG avant 2007, mais sans l’implication des citoyens, cela ne marche pas.
Le cadre législatif est-il satisfaisant ?
Meilleur qu’avant, mais il y a des dérives. Le cas de l’immeuble Cathedral Plaza est emblématique (bâtiment de bureaux de 19 étages situé juste à côté de la cathédrale Sfântul Iosif, ndlr). Les promoteurs avaient une autorisation de construction pour trois niveaux mais n’ont pas arrêté de faire des étages supplémentaires, sans autorisation. Le Cathedral Plaza est le premier bâtiment ayant reçu plusieurs décisions définitives de démolition, il est pourtant toujours debout. On peut citer aussi le cas de l’Aquaparc, à Tineretului. Le parc Tineretului est très important pour tout un pan de la ville particulièrement pauvre en espaces verts. Mais une partie de la zone a été défrichée par un privé qui a récupéré un terrain, et les travaux de l’Aquaparc avancent. Pourtant, la loi est claire : afin de préserver un espace vert, un investisseur privé peut être dédommagé ou recevoir un autre terrain en compensation. Or, dans ce cas présent comme dans beaucoup d’autres, aucun maire n’y a jamais eu recours.
La mairie ne se soucie donc pas des espaces verts ?
L’ensemble de son budget est pour des projets contestés par la société civile car synonyme de destructions. Des projets farfelus, des autoroutes suspendues… Le discours dominant est de fluidifier le trafic, c’est tout. Un seul projet a été soutenu par les citoyens car nécessaire : le quartier Prelungirea Ghencea. Les habitants sont même allés à la mairie déposer des bottes pleines de boue car là-bas, il n’y pas de trottoir, soit vous marchez dans la boue, soit sur la route. Les gens ont milité pour la rénovation du quartier, et c’est la raison pour laquelle elle va se faire. Sinon, c’est toujours la même chose. Prenez le tunnel de Piaţa Presei qui est en train d’être construit le long d’un espace vert et de promenade. Le projet avance malgré l’opposition des citoyens. Sorin Oprescu (le maire de Bucarest, ndlr) dit que les gens attendront moins aux feux, mais de toute façon les voitures ressortiront bien de quelque part, cela ne fera que déplacer le problème de cette circulation trop intense.
On parle ici de gros chantiers…
Oui, 48 millions de lei (un peu moins de 11 millions d’euros, ndlr) pour Piaţa Presei. Et le passage de Mihai Bravu coûtera lui 26 millions de lei (environ 5,9 millions d’euros, ndlr). Sorin Oprescu veut aussi faire un souterrain pour les piétons à Piaţa Romană, des piétons qui « ralentiraient le trafic », selon lui. Il s’agit pourtant du centre ville d’une capitale. On voit le résultat à Piaţa Universităţii, un lieu devenu difficilement accessible pour les personnes âgées et les personnes à mobilité réduite. Les installations près des escaliers ne fonctionnent jamais, il faut demander l’autorisation en bas, c’est même écrit. Autre motif de grogne populaire : la traversée Ciurel-A1 qui est très avancée. Elle reliera l’autoroute de Piteşti à l’autoroute de Constanţa par la ville, via Splaiul Independenței, au lieu de contourner le centre. Sans parler du projet de liaison entre l’aéroport et le stade Arena Naţională via une route suspendue au-dessus d’un quartier résidentiel. Pourquoi n’ont-ils pas fait ce stade de 75 000 places en périphérie ? A l’inverse, l’hôpital Fundeni est situé au fin fond de la ville. Bucarest n’est pas au service des gens.
Et que se passe-t-il avec le projet de périphérique ?
Personne ne veut s’en occuper. En venant de Ploieşti ou de Piteşti pour aller à Constanţa, il faut nécessairement passer par la ville. L’autre souci avec le projet Ciurel, que la mairie a déclaré d’utilité publique, concerne les expropriations des habitants. Cela rappelle ce qui s’est passé avec la voie Buzeşti-Berzei et l’expropriation de 1 000 personnes en plein mois de décembre, ce qui était illégal. Le comble ici, c’est qu’un an et demi plus tard, une décision judiciaire a stipulé que le projet n’était en fait pas d’utilité publique à cause de vices de procédure. Tout cela s’est donc passé sur la base d’une décision non valable. Mais notre maire n’en fait qu’à sa tête. On se souvient de Hala Matache (les halles de Matache, ndlr). Le ministère de la Culture avait approuvé la démolition à condition de reconstruire les halles ailleurs. Sorin Oprescu avait alors assuré qu’il allait s’exécuter à partir du moment où il aurait finalisé un partenariat public-privé, comme il aime à le répéter. Mais quelque chose me dit que nous ne sommes pas prêts de revoir ces halles de sitôt. Les colonnes du bâtiment n’ont même pas été conservées.
« Cette ville peut devenir tout et n’importe quoi. Elle peut évoluer vers un centre urbain pensé entièrement pour les voitures avec des bureaux partout, ou tout autre chose »
Y a t-il une stratégie concernant les transports en commun ?
La RATB (Régie autonome des transports de Bucarest, ndlr) est en faillite. Avant Pâques, la mairie, enthousiaste, a annoncé le premier bus écologique, mais il s’agissait juste d’un essai, il n’y a aucun projet d’acquisition. Elle travaille aussi à « un plan de mobilité urbaine durable » imposé par l’UE afin de privilégier les transports alternatifs. Jusqu’à présent, personne n’a cependant été consulté. Pourquoi la RATB perd-t-elle de l’argent ? Tout simplement parce que ce n’est pas un mode de transport attractif. Il n’y a pas d’horaires, par exemple. Il faudrait des lignes spéciales pour les autobus, mais comme avec le vélo, la mairie nous dit que « les Bucarestois ne sont de toute façon pas assez disciplinés ». Personnellement, je crois au comportement rationnel des gens. Le jour où l’on aura un réseau de bus performant, les gens laisseront davantage leur voiture au garage.
Le vélo en ville, lui, semble avoir le vent en poupe…
Oui, mais pour l’infrastructure, on n’a rien trouvé dans le budget 2015. Tout est parti de la célèbre lutte de 2008-2009 contre les fameux 100 km de pistes cyclables sur les trottoirs. La police routière les a suspendus à la demande des cyclistes. Or ces pistes avaient coûté 10 millions d’euros, mais personne n’en a endossé la responsabilité.
Les parkings construits à Universitate fonctionnent-ils ?
Ce serait faux de dire qu’ils sont vides. Ils sont 40 à 50% pleins, le soir en particulier à cause des bars du centre. Mais il faudrait aussi un système d’abonnements pour les gens qui travaillent dans le quartier. Par ailleurs, la police devrait mettre plus d’amendes, sinon les parkings ne marcheront pas. Dans le même temps, un troisième parking est en construction là-bas.
Selon vous, Bucarest serait pour ainsi dire une ville difficilement utilisable…
Je dirais que Bucarest est à 100% inutilisable. Normalement, tout type de personne devrait pouvoir se déplacer de manière autonome, aveugle, personne en fauteuil roulant, etc. J’ai participé à une marche pour personnes handicapées et j’ai entendu de telles histoires… D’après la loi, il faudrait laisser toujours un mètre et demi de largeur sur le trottoir afin que deux personnes en chaise roulante puissent passer. Ce règne de la voiture nuit à tout, même au commerce de proximité.
Et concernant les vieilles maisons ?
Rien de prévu, ni de réel budget. Quelques exceptions : l’Observatoire astronomique de Piaţa Romană et Hanul Gabroveni (auberge en rénovation dans le centre historique, ndlr). Quoi qu’il en soit, le centre historique dans son ensemble est littéralement abandonné par la mairie. Ils ont parlé de réhabiliter les bâtiments à risque sismique mais rien n’a été fait. Cette année, 10 millions de lei (environ 2,2 millions d’euros, ndlr) sont prévus pour la reconsolidation de bâtiments. Une somme ridicule, les mesures se résument à l’octroi du kit de survie. Autre chose, peu de gens le savent, mais il y a en bas de Calea Victoriei deux immeubles prévus pour accueillir les personnes déplacées pour cause de reconsolidation. Cependant, les gens ne veulent pas y aller car ils ne savent pas quand il pourront rentrer chez eux.
Quels sont les bons projets réalisés par la mairie ces dernières années ?
La laverie sociale et la cantine sociale, des services sociaux en fait. Même si la mairie n’accorde qu’un seul logement social par mois, ce qui est une véritable catastrophe. On est loin de l’Europe de l’ouest où généralement une personne à la rue se fait aider en priorité avec un logement. Depuis l’évacuation de la rue Vulturilor, les gens là-bas sont à la rue depuis le 15 septembre. Ils ont passé tout l’hiver dehors. Mais ce projet de laverie sociale a été bon pour les sans-abris.
A quoi ressemblera Bucarest d’ici 20 ans ?
Cela dépend beaucoup des citoyens. Par exemple, au niveau des vélos, ce qui s’est passé ces quatre, cinq dernières années me paraît incroyable. A mon avis, plein de bonnes choses se mettront en place autour du vélo. Mais cette ville peut devenir tout et n’importe quoi. Elle peut évoluer vers un centre urbain pensé entièrement pour les voitures avec des bureaux partout, ou tout autre chose.
Propos recueillis par Carmen Constantin (mai 2015).