L’anthropologue Vintilă Mihăilescu explique ici comment le temps en Roumanie est d’abord un « temps paysan », et comment la mort n’est pas la fin mais un passage.
Parler de la temporalité d’une société suppose dévoiler son essence même, ce qu’elle a de plus profond et, en même temps, de moins visible ; on improvise souvent et on simplifie toujours. Improvisant donc une réponse inévitablement simplificatrice, on doit commencer par rappeler le fait que la Roumanie est la société paysanne la plus longévive d’Europe (84% de la population était rurale au début du XXème siècle, le pourcentage le plus élevé en Europe en termes de population rurale et agricole). Il s’agit donc d’un « temps paysan » qui définit toujours, en bonne partie, la société roumaine actuelle – même si le temps des nouvelles générations, surtout urbaines, se distingue de moins en moins de celui des Occidentaux. Tout comme l’espace, ce temps « paysan » est, comme partout dans les sociétés agricoles, un temps qualitatif et non pas quantitatif, avec des « pleins » et des « vides », des moments bons et mauvais, fastes et néfastes, fait de durées et non pas d’histoire, et qui parle d’origines éloignées et non pas de débuts repérables. Par rapport au temps mesuré des Occidentaux, il reste « imprécis ». Pour une civilisation du bois comme la Roumanie, s’y ajoute une plus grande sensibilité « végétale » vis-à-vis de la fragilité du temps, avec ses permanentes morts et renaissances. D’une manière admirative ou, au contraire, désespéré, bon nombre d’intellectuels roumains parlent en conséquence – et en simplifiant un peu trop… – d’un « boycott de l’histoire » par le Paysan roumain.
En simplifiant toujours, il y a deux grandes coordonnées du temps : celle du travail et celle de la mort. Côté travail, le labourage paysan est toujours conditionné par la bonne volonté de Dieu, restant ainsi soumis à l’incertitude et à l’imprévu : on verra !… est aujourd’hui encore une expression – et attitude – courante des Roumains. Une stratégie à long terme, autre que celle conforme aux cycles répétitifs de la nature et de l’homme, était – et reste encore en bonne partie – une prouesse peu commune. Ce qui désespère souvent les hommes d’affaires occidentaux travaillant en Roumanie. Par ailleurs, le travail paysan est inégal par définition, avec des intensités différentes selon les nécessités : travailler bien, c’est travailler dur, quand et tant qu’il le faut.
« Par rapport au temps mesuré des Occidentaux, le temps en Roumanie reste « imprécis ». C’est une civilisation du bois, s’y ajoute une plus grande sensibilité « végétale » vis-à-vis de la fragilité du temps, avec ses permanentes morts et renaissances »
L’organisation du travail se fait donc encore par des sauts d’intensité, en arrivant au but à la dernière minute – donc « quand il faut »… Autre surprise – et motif d’angoisse – pour beaucoup d’Occidentaux. Enfin, l’éthique paysanne du travail est concernée plutôt par être que par avoir, car elle met en valeur surtout le prestige du « bon laboureur », sa richesse étant limitée par un suffisamment qui est en même temps un assez. Plus est trop, et était considéré comme la part du Diable. D’où beaucoup de malentendus dans la « Roumanie profonde » quand il a été question ces derniers temps de « projets de développement local » : la raison et le sens du « plus » étaient perçus plutôt comme don que comme devoir. Ceci étant, les Roumains ont aussi vite appris que plus n’est pas nécessairement trop…
Côté mort, l’Au-delà des Roumains n’est qu’un passage : la mort est « le voyageur blanc », il passe par un nombre indéfini de « douanes » et reste en communication avec ses parents par des rêves. Pour les gens d’Olténie, la grande experte balkanique de la mort, ces relations restent d’une corporalité inouïe : par les rêves, les trépassés continuent de réclamer leurs besoins, des chaussures, un lit, des rasoirs et, bien sûr, leurs plats préférés. En Transylvanie, sous l’influence catholique et protestante, les Roumains, des paysans orthodoxes eux aussi, ont un rapport plus éthéré à la mort : les trépassés ressemblent plus à des âmes immatérielles et leur apparition dans les rêves est plutôt mauvais signe. En tout cas, gare à la mauvaise mort, quand la famille n’accomplit pas entièrement tous les rituels funéraires : le mort peut devenir revenant, ce moroi ou strigoi réputé en Occident comme vampire ! Bref, on ne rigole pas avec la mort, bien sûr, mais on ne la cache pas non plus. On s’en occupe du temps de son vivant, elle accompagne la vie et, le moment venu, on l’expose en tout sérénité : les convois funéraires avec le cercueil ouvert ont fait frissonner tous les anthropologues occidentaux lors de leur première étude sur le terrain roumain.
Vintilă Mihăilescu (mai 2015).