Entretien réalisé le mardi 21 janvier dans la matinée, par téléphone et en roumain (depuis Chișinău, capitale de la Moldavie).
Depuis le 1er janvier, l’Ukraine a stoppé le transit de gaz russe à travers son territoire. Le reste de l’Europe n’a pas été affecté, mais la Transnistrie, région séparatiste de Moldavie, s’est retrouvée sans gaz du jour au lendemain. Explications avec Irina Tabaranu, journaliste et co-fondatrice du média Zona de Securitate, spécialisé dans l’actualité en Transnistrie…
Dans quelle situation se trouvent les habitants de Transnistrie depuis qu’il n’y a plus de gaz ?
Ces dernières semaines, il y a des coupures de courant programmées pendant cinq heures par jour. Mais en réalité, cela peut être plus. Cela affecte évidemment le chauffage mais aussi l’accès à l’eau potable qui ne peut fonctionner que grâce à l’électricité, dans certains endroits. Et il n’y a pas de soutien systématique de la part des autorités de Tiraspol (capitale de la Transnistrie, ndlr). Certes, il existe des mécanismes d’aide pour les catégories vulnérables et certains services, pour les personnes âgées, les maisons de retraite, les foyers d’accueil pour enfants, les hôpitaux, etc. Mais pour le reste, les gens doivent se débrouiller seuls. Certains se fournissent en chauffages électriques ou batteries externes*. Bref, tout cela provoque surcharge et avaries. Les habitants ne posent pas trop de questions, ils attendent que les autorités résolvent la situation, car c’est comme cela qu’ils ont été instruits en Transnistrie. Et ils comptent beaucoup sur la centrale thermique de Kuchurgan qui produit leur électricité. Jusqu’à présent, elle fonctionnait avec le gaz russe envoyé gratuitement, mais depuis le 1er janvier, elle ne produit de l’énergie qu’avec des réserves de charbon. Sauf que ces réserves datent d’avant l’annexion de la Crimée, en 2014, et du début du conflit en Ukraine. Elles n’ont pas été complétées depuis parce que le charbon vient du Donbass. Or, pour cette centrale, seul ce type de charbon est utilisable. Tiraspol a estimé que les réserves avant la crise seraient suffisantes pour 50 à 70 jours, cela en fonction de la température extérieure. Mais le gouvernement de Chișinău a annoncé début janvier qu’elles s’épuisaient plus rapidement que prévu. Dès qu’elles seront terminées, on sera littéralement face à une crise humanitaire. Quant au reste de la Moldavie, il est aujourd’hui indépendant du gaz russe et connecté depuis deux ans au réseau énergétique européen. L’impact principal est l’augmentation du prix de l’énergie, jusqu’à plus de 75 %, ce qui n’est pas non plus négligeable.
* Bien que beaucoup d’habitants de Transnistrie, comme dans le reste de la Moldavie, se chauffent encore au bois. Par ailleurs, en plus des habitations, les coupures de courant ont eu un impact économique en Transnistrie ; plusieurs dizaines d’entreprises ont fermé et quelques milliers de personnes se sont retrouvées sans emploi. (Ndlr)
Quelles sont les possibilités pour résoudre la situation ?
Nous nommons cette crise une « crise énergétique artificielle », car les alternatives existent depuis le début. L’Ukraine a annoncé il y a longtemps que le transit serait coupé. Tout n’est qu’une question politique. Ces problèmes viennent des chantages de la Russie, qui décide de livrer le gaz ou pas. Si les autorités de Tiraspol étaient vraiment indépendantes, elles auraient eu un comportement d’administration qui pense réellement à ses habitants et la solution aurait été trouvée bien plus tôt. Au lieu de cela, elles font le jeu de la Russie et présentent des solutions qui sont illégales ou irréalisables, tout en remettant ensuite la faute sur le gouvernement de Chișinău dans le but de provoquer des mécontentements. Par exemple, la Russie pourrait envoyer du gaz par une autre route, à travers le gazoduc trans-balkanique, c’est-à-dire via la Turquie, la Roumanie puis la Moldavie. Mais Tiraspol demande à passer par d’autres entreprises que celles autorisées pour le transit, ou à travers des compagnies offshores, ce que le gouvernement de Chișinău ne peut accepter. Concernant le charbon, l’Ukraine a proposé d’en envoyer, mais l’idée n’a pas encore été acceptée par les autorités de Tiraspol. Et je ne pense pas qu’elles acceptent, car Kyiv a fait cette proposition en réclamant que la centrale produise de l’énergie également pour l’Ukraine ainsi que pour l’ensemble de la Moldavie.
Tout cela pourrait-il mener à des négociations afin de réintégrer la région transnistrienne au sein de la Moldavie ?
Oui, c’est possible. Il faut savoir qu’en 2025, la Moldavie sera directement connectée au réseau électrique européen avec une ligne à haute tension qui la reliera à la Roumanie. Pour l’instant, même si elle reçoit du gaz de la Roumanie, elle doit toujours passer par la centrale thermique de Kuchurgan pour son électricité, et dépend donc de la Transnistrie. Mais bientôt, il y aura un levier de plus pour négocier. Toutefois, je ne pense pas que les autorités de Chișinău entament des négociations avant les élections parlementaires de cette année – aucune date n’a encore été définie, ndlr – et la formation d’un nouveau gouvernement. Cela dépendra aussi de la couleur politique de ce dernier. Si le Parlement et le gouvernement moldaves sont pro-russes, cela signifiera possiblement un retour au gaz russe. Si le gouvernement continue dans la voie européenne, on reviendra au chantage énergétique.
Propos recueillis par Marine Leduc (21/01/25).
Note :
Lire aussi notre précédent entretien sur la situation en Transnistrie avec Alexandru Flenchea (« Regard, la lettre » du samedi 19 octobre 2024) : https://regard.ro/alexandru-flenchea-3/