Originaire de Slobozia, dans le sud-est du pays, Ionuţ Dumitru a suivi une solide carrière universitaire avant de prendre la tête du Conseil fiscal roumain. Professeur à l’Académie des études économiques depuis 2001, il est notamment spécialiste en risques financiers et en instruments budgétaires. Regard l’a rencontré début février dans les bureaux de la banque Raiffeisen, où il est chef économiste.
Regard : Comment le Conseil fiscal perçoit-il le budget de l’État pour 2017 ?
Ionuţ Dumitru : Nous avons émis notre avis fin janvier en disant que les prévisions budgétaires étaient surévaluées. Les recettes se basent sur des prévisions trop optimistes et une croissance de 5,2%. Or, tous les organismes financiers tablent sur une croissance autour de 4%. De ce fait, nous évaluons le manque budgétaire à environ 2,7 milliards de lei. Autre réserve : les revenus générés par les fonds européens. Le gouvernement anticipe un degré d’absorption élevé, par exemple pour les aides au secteur agricole et au développement rural, mais nous considérons que ces fonds auront d’abord un impact sur le secteur privé, et non sur le budget de l’État.
Qu’en est-il des dépenses ?
Elles ont été sous-évaluées. C’est le cas de l’assistance sociale estimée à 2 milliards de lei, tout comme les taux d’intérêts de la dette publique, à 500 millions de lei. Le chapitre « Autres transferts » est lui aussi sous-évalué de 1,5 milliard de lei. Autre hic : le gouvernement a mentionné une somme plutôt faible pour la contribution au budget européen, 1,5 milliard de lei, ceci sans explication. Il s’agit pourtant d’une dépense obligatoire qui devra forcément être révisée. Le Conseil l’ a signalé et nous attendons une réponse. Au total, les recettes sont surévaluées à hauteur de 2,7 milliards de lei, tandis que les dépenses sont sous-évaluées de plus de 4 milliards de lei. En d’autres termes, cela donne 7 milliards de déficit potentiel, ce qui se traduira par un déficit aux alentours de 4% du PIB (produit intérieur brut, ndlr), bien au-delà du seuil limite de 3%.
La politique fiscale sert à atténuer les fluctuations de l’économie. Quand celle-ci est en phase descendante, il est normal de la stimuler par certaines dépenses, ce qui génère un déficit plus important. Et vice versa. C’est le fondement de ce seuil de 3% du Traité de Maastricht. Or, un peu partout, la pratique est d’atteindre systématiquement ce seuil, quel que soit la santé de l’économie. Actuellement, la Roumanie n’est pas en difficulté, son économie croît rapidement, d’environ 4%, ce qui est positif. Cette croissance est notamment alimentée par la consommation, nous devrions donc avoir un faible déficit. Car si le pays entre de nouveau en récession et que les recettes sont plus faibles, le déficit explosera. Certes, les pays européens sont tous plus ou moins sortis de la crise, mais la prudence devrait être de mise. C’est ce que fait l’Allemagne qui est même en surplus budgétaire. Un pays comme la Roumanie, avec une croissance importante par rapport à son potentiel réel, devrait être beaucoup plus attentif. Ce n’est pas le cas, comme avant la crise d’ailleurs. En 2008, alors que notre croissance était équivalente à celle la Chine, d’environ 8%, notre déficit était supérieur à 5% du PIB. Une aberration qui a amplifié la crise.
Le déficit ne devrait-il pas aussi permettre de financer des investissements structurels nécessaires ?
Oui, et c’est légitime dans un pays peu développé. Nos problèmes d’infrastructures bloquent la convergence économique. Le souci est que l’accroissement des déficits n’est pas dû à des investissements massifs mais à l’augmentation des dépenses sociales, à la hausse des salaires et des retraites, entre autres. Il s’est passé la même chose entre 2005 et 2008, quand les salaires du secteur public augmentaient annuellement de 25%, tout comme les retraites qui avaient plus que doublé. Ces dépenses sociales excessives ont représenté une augmentation de 9% du PIB. Le gouvernement actuel emprunte la même direction puisqu’il vient de valider une hausse de 15% des salaires dans l’éducation et la santé, et de 20% dans l’administration publique. Une autre augmentation est par ailleurs envisagée pour la deuxième partie de l’année. Quant aux retraites, elles vont croître de 9% à partir du 1er juillet. De l’autre côté de la balance, nous constatons l’élimination de l’impôt sur la santé de 5,5% pour les retraités, et le fait que les retraites inférieures à 2000 lei seront désormais non imposables (avant, cela ne concernait que celles inférieures à 1000 lei, ndlr). En résumé, les dépenses sociales augmenteront de manière substantielle alors que les revenus collectés par l’État seront inférieurs à 30% du PIB. Ce que l’État engrange, via les taxes et revenus fiscaux, ne représentera que 26% du PIB, alors que la moyenne européenne s’élève à 40%. 14 points de différence, c’est colossal.
Y a-t-il d’autres facteurs qui expliquent une telle différence ?
Il y a tout d’abord l’évasion fiscale. Notamment celle concernant la TVA qui est sans doute la plus forte en Europe. C’est douloureux, car la société demande des services publics de qualité ; mais les ressources budgétaires sont trop faibles. L’État bulgare, avec une structure économique similaire à la nôtre, engrange des revenus, taxes et des impôts réunis, qui s’élèvent à 30% de son PIB, soit 4 points de plus que nous. Si la Roumanie se hissait à ce niveau, elle bénéficierait d’un surplus budgétaire. Autre souci majeur : le niveau très bas des taxes, l’un des plus faibles d’Europe. Nous avons un taux unique d’imposition à 16% sur les revenus et sur le profit, ce qui est très peu par rapport aux autres pays. La TVA est passée de 24 à 19 %, soit le deuxième taux le plus faible de toute l’Europe, avec en plus des quotas réduits, pour les aliments, par exemple. Si vous faites une moyenne du panier de consommation des ménages, vous obtenez un niveau de TVA inférieur à 14%. Même chose pour l’impôt sur les dividendes qui se situe à 5%. Certes, en ce qui concerne les cotisations pour la retraite, la santé et le chômage, nous sommes dans la moyenne européenne. Mais la grande différence est qu’ici il y a très peu de contributeurs au budget de l’État. Notre population active est d’environ 9 millions de personnes, or seuls 4,5 d’entre eux sont salariés. Il y a donc un écart énorme entre le nombre de bénéficiaires d’aides et ceux qui contribuent au budget.
N’est-il pas traditionnellement dans la politique des sociaux-démocrates d’augmenter les taxes ?
Leur programme indique le contraire. Ils viennent d’éliminer la taxe sur les constructions spéciales, baisser les impôts pour les micro-entreprises, etc. Par ailleurs, l’impôt à taux unique de 16% va passer à 10% pour ceux qui gagnent plus de 2000 lei, et sera tout simplement éliminé en dessous de 2000 de lei de revenus. Mathématiquement parlant, c’est une mauvaise stratégie. La Roumanie a toujours compté parmi les plus faibles revenus budgétaires en Europe, et aujourd’hui ils n’ont jamais été aussi bas depuis 1995. La baisse de la TVA a été très agressive et la taxation de la consommation trop faible. En outre, l’argent qui entre dans les caisses n’est pas destiné à l’investissement. Au mieux, 6% du PIB sera consacré aux investissements, ce fut moins de 4% l’an passé. Pour compenser tout ça, le gouvernement compte sur l’absorption des fonds européens, mais cela va être difficile.
Quelles seraient les priorités en matière d’investissements ?
Il faudrait commencer par l’infrastructure physique et relier le port de Constanţa à la frontière ouest du pays. Il y a aussi les infrastructures dans le secteur public. Nos institutions souffrent de gros problèmes de connectivité et d’équipements. Pareil pour les infrastructures dans l’éducation qui se sont fortement détériorées ces dernières années. Même chose dans la santé. Allez voir à quoi ressemble un hôpital public de province… Le besoin d’investissement est majeur dans ce pays, et pas seulement pour les autoroutes qui sont un facteur d’entraînement pour l’économie en général. Pourtant, la Roumanie possède aujourd’hui une position macro-économique enviable au niveau européen, peut-être la meilleure depuis la révolution. Depuis 2008 et la période d’ajustement impulsée par le FMI, l’économie s’est redressée et les déficits ont été réduits à moins de 1% en 2014 et 2015. Afin de capitaliser sur cette bonne santé économique, il faudrait effectuer des réformes structurelles pour débloquer notre potentiel de croissance, faire des investissements appropriés et stimuler l’économie. Malheureusement, les mesures actuelles relèvent davantage d’un certain populisme.
Quels sont les dangers majeurs en 2017 ?
Outre la politique budgétaire, il existe aussi des facteurs extérieurs. Je citerais Donald Trump, ou la Réserve fédérale américaine et sa politique d’augmentation des taux d’intérêts qui devrait avoir des répercussions sur les marchés financiers. Le Brexit également. Il faudra suivre les élections dans les autres pays de l’UE et la résurgence des nationalismes accompagnée d’un sentiment pro-européen en berne. Cela peut avoir des conséquences chez nous. C’est pour cela qu’il faut se prémunir et mettre en place des politiques saines en interne.
Que pensez-vous des politiques d’austérité promues par la plupart des organismes internationaux comme le FMI ?
Si vous faites le bilan de ces vingt-sept dernières années, on remarque que lorsque la Roumanie n’a pas eu d’accords avec ces institutions, il y a eu des dérapages qui ont systématiquement débouché sur des corrections ultérieures. Et ce qui nous a été imposé n’a jamais été aberrant, on aurait d’ailleurs dû y parvenir tout seul. Sans les accords de 2010 avec le FMI, nous n’étions plus en mesure de payer les salaires du secteur public. En outre, ces accords ont rassuré les marchés financiers.
L’entrée prochaine dans la zone Euro est-elle envisageable ?
En tant que membre de l’UE, nous sommes obligés d’adopter l’Euro à un moment donné. Reste à voir quand. C’est une décision qui nous appartient, avec évidemment la validation de la Banque centrale européenne. Mais encore une fois, il faudra être vigilant ; d’autres pays, comme la Grèce ou le Portugal, sont entrés dans la zone Euro sans y être suffisamment préparés. Il s’agit d’un véritable projet politique, pas seulement économique, d’autant que le sentiment pro-européen s’est détérioré ces dernières années, en Pologne, en Hongrie, en République tchèque… Leur conviction qu’il faille adopter l’Euro s’est étiolée. Pour revenir à la Roumanie, du point de vue de la convergence nominale, elle n’est pas très loin de remplir tous les critères. Mais pour ce qui est de la convergence réelle, nous sommes très loin du compte à cause de la structure de notre économie et de notre PIB par habitant qui ne correspond qu’à 55% de la moyenne européenne. Aucun pays n’a adopté l’Euro avec un tel PIB. Même les Pays baltes avaient un PIB par habitant supérieur au moment de leur adoption de l’Euro, de l’ordre de 60% par rapport à la moyenne européenne pour la Lettonie notamment. Or, il s’agit de petits pays en termes de superficie et de population. Il sera donc nécessaire d’être beaucoup mieux préparé car la Roumanie est plus grande et loin d’être unitaire au niveau économique. Bucarest pourrait intégrer la zone Euro dès demain puisque son PIB par habitant s’élève à 120% de la moyenne européenne. À l’inverse, ce taux n’est que de 20% dans le département de Vaslui, par exemple. L’est du pays est vraiment à la traîne. Avant d’entrer dans la zone Euro, nous avons besoin d’une convergence interne beaucoup plus aboutie. Ceci étant, il est sain de se fixer des objectifs. Le plus grand facteur de réformes de ces vingt-sept dernières années a constitué l’entrée dans l’UE, mais le manque d’objectifs dans la foulée de l’adhésion a accentué la crise. L’entrée dans la zone Euro doit être perçue comme un catalyseur, ce ne doit pas être un but en soi mais un objectif ambitieux pouvant entraîner d’autres réformes positives.
Quel message adresseriez-vous aux multinationales implantées en Roumanie ?
Une rhétorique anti-multinationales est apparue ces derniers temps. D’après moi, c’est une erreur de la part du gouvernement de différencier les sociétés locales des sociétés étrangères. Toutes les entreprises ont pour but de générer des profits, pourquoi les stigmatiser ? Elles contribuent à la bonne santé de notre économie en payant des salaires et des taxes. Notre économie est quasiment dépendante du capital étranger. Plus de 70% des exportations sont générées par des multinationales, et nous avons besoin d’investissements massifs. Faire appel au capital étranger permet d’accélérer la convergence. Seuls, on ne pourrait pas mobiliser les ressources nécessaires, cela nous prendrait au moins un siècle. Les problèmes que rencontrent les investisseurs étrangers sont similaires à ceux rencontrés par les investisseurs locaux : le manque d’infrastructures, de main d’œuvre qualifiée, la corruption. Par ailleurs, blâmer Bruxelles pour nos problèmes est selon moi injuste, l’Europe n’y est pour rien. Tout cela est le fruit de nos choix politiques et de société.
La Roumanie est en effervescence en ce début d’année, qu’est-ce que cela vous inspire ?
La société civile donne des signes de maturité et je pense que la classe politique va peu à peu se renouveler. Cela a été une sacrée surprise pour moi de voir autant de monde dans les rues à travers tout le pays. Des gens qui ne luttent pas, contrairement à ce que disent certains, pour un parti politique mais pour des principes. C’est extrêmement positif. La société civile réagit enfin et notre démocratie se rapproche d’une certaine forme de maturité. Je n’aurais jamais pensé voir un jour dans ce pays des centaines de milliers de personnes manifester ensemble pour des idées.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (mars 2017).