Mi-février, Regard s’est entretenu avec le politologue Corneliu Bjola, professeur en études diplomatiques à l’université d’Oxford, sur les événements récents qui ont secoué la Roumanie et continuent d’influer sur son avenir proche.
Regard : Comment jugez-vous la situation actuelle ?
Corneliu Bjola : À mon sens, deux dimensions sont à prendre en compte, l’interne et l’internationale. Sur le plan national, la crise que nous vivons s’ajoute et consolide des clivages déjà existants qui se sont déclenchés en 1989. Il s’agit d’une crise entre « deux Roumanie » : une Roumanie urbaine, mobile professionnellement, qui a su profiter de l’ouverture du pays sur ces vingt dernières années. De l’autre, une Roumanie qui n’a pas senti les bénéfices de cette transformation. Ce clivage principal ne s’est malheureusement pas estompé avec les années, une tension latente est prête à exploser à tout moment, c’est ce qui s’est passé avec l’Ordonnance d’urgence numéro 13. D’autant que ceux qui aujourd’hui travaillent dans les villes et développent leurs activités veulent que leur mérite soit défendu et reconnu. Le gouvernement actuel ne l’a pas du tout pris en compte.
Au niveau international, quel est le risque ?
Même si l’expression spontanée de la rue pour la démocratie et la justice a été saluée, la Roumanie a de nouveau fait parler d’elle dans un contexte négatif, où l’Europe de l’Est est vue comme une zone de pays à problèmes ; il y a la Hongrie avec un régime semi-autoritaire, ou la Pologne où l’état de droit est mis à mal. L’image de la Roumanie en Occident n’a jamais été très positive, souvent associée à la Bulgarie, ces deux pays étant constamment mentionnés comme les moins développés et les plus corrompus de l’Union européenne. Et cette perception, malgré l’atmosphère bon enfant des manifestations et leur résonance positive dans une Europe où les mouvements populistes ont le vent en poupe, n’a fait que se renforcer ces dernières semaines. Par ailleurs, la communication externe du gouvernement a été déplorable. Dans son voyage à Bruxelles début février, le ministre des Affaires étrangères, monsieur Meleșcanu, n’a pas relaté de façon claire ce qui s’était passé avec l’Ordonnance d’urgence en disant que l’abus de pouvoir restait un délit, et que les choses avaient simplement besoin d’être mieux formulées. En tant que pays membre de l’UE et de l’Otan, la Roumanie se doit de projeter l’image d’un pays stable, qui collabore, partenaire, et qui inspire confiance.
Comment expliquez-vous l’attitude des dirigeants du Parti social-démocrate au pouvoir ?
Elle reste surprenante. Après les élections parlementaires de décembre dernier, on s’attendait à autre chose, d’autant que pendant la campagne, les sujets liés à la justice n’ont pas été abordés alors qu’ils prédominaient les débats il y a deux, trois ans. Cela a aussi accentué la méfiance des gens vis-à-vis du PSD. Et je me demande comment il pourrait aujourd’hui y remédier. L’attitude déroutante des dirigeants actuels s’explique notamment par la dynamique interne qui prédomine au sein du Parti social-démocrate. Il ne faut pas oublier que Liviu Dragnea est devenu son leader parce que certains de ses prédécesseurs ont eu des problèmes avec la justice. Aujourd’hui encore, plusieurs des têtes exécutives sont poursuivies, ce qui engendre une très forte pression sur l’ensemble de la formation. Certes, la même chose se passe dans d’autres partis, mais la crainte de la justice au PSD est telle qu’elle a poussé ses leaders à profiter au maximum de la victoire de décembre dernier. Et ils ne réalisent toujours pas jusqu’à quel point leurs actions ont été nocives, ils ne réalisent pas qu’une grande partie de la population ne leur fait plus du tout confiance. D’un autre côté, on a vu qu’une lutte interne avait commencé, qu’il y a des dissensions, l’unité au sein du PSD n’est désormais plus qu’une façade.
La vague populiste qui traverse plusieurs pays occidentaux pourrait-elle s’installer en Roumanie ?
Ce qui se passe aux États-Unis ou dans certains pays d’Europe n’est pas si différent de ce que nous vivons actuellement en Roumanie. Le clivage entre « deux Roumanie » que j’ai mentionné précédemment est directement lié à un contexte plus large où la globalisation économique a accentué les différences entre ceux qui savent bénéficier du système et les autres. L’équilibre entre les « deux Roumanie », l’urbaine et professionnelle versus la traditionnelle désavantagée économiquement, s’est jusqu’à présent maintenu de façon fragile grâce à un contrat social tacite : la « première » Roumanie soutient la redistribution économique en faveur de la seconde à condition que l’état de droit et l’orientation pro-occidentale restent bien en vigueur. Or, ce contrat social a été brisé par le gouvernement actuel, et la crise continuera tant qu’il ne sera pas remis sur pied de façon ferme. Par ailleurs, quand le PSD accuse les multinationales d’être les instigatrices des manifestations, on voit bien qu’ils essaient de façon pathétique de dévier l’attention. Cela ne va pas dans le sens de l’équilibre social du pays, et c’est très nocif pour son avenir économique.
Comment jugez-vous la couverture des événements par la presse occidentale ?
Je l’ai trouvée plutôt cohérente et homogène. Il a surtout été question de l’Ordonnance d’urgence, de défense de l’état de droit, et non pas des élucubrations populistes du PSD. Les manifestations ont été relayées de façon positive, la presse internationale a fait corps avec les Roumains qui ont été loués pour leur esprit civique. Ceci étant, comme je l’ai mentionné précédemment, il n’en reste pas moins que la crise actuelle a aussi et peut-être surtout montré à quel point la Roumanie devait redoubler d’effort contre une corruption endémique.
Vous vivez en Grande-Bretagne, comment la diaspora roumaine a-t-elle ressenti cette crise ?
La diaspora roumaine est diverse, il y a ceux qui sont partis avant 1989, dans les années 1990, et plus récemment, après l’entrée dans l’Union européenne. Les motivations sont d’ordre politique ou économique. Quoi qu’il en soit, il existe un dénominateur commun entre tous ces émigrés : ils ont quitté la Roumanie parce qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient plus y vivre. Les ressentiments vis-à-vis des gouvernements passés sont donc forts, et quand des dirigeants ont des comportements qui rappellent de mauvais souvenirs, il n’est pas surprenant de voir cette diaspora très remontée. Il y a eu de nombreuses manifestations de Roumains partout en Europe. La plupart travaillent dur, ils ont fait d’énormes sacrifices dans l’espoir de rentrer peut-être un jour au pays. Alors quand ils voient que les choses dérapent de nouveau, imaginez leur colère. Eux aussi font partie de cette Roumanie qui veut vivre dans un état de droit.
Propos recueillis par Carmen Constantin (mars 2017).