Entretien réalisé le mercredi 7 février en début d’après-midi, par téléphone et en français.
Professeure à la Faculté de sciences politiques de l’université de Bucarest et directrice du Centre pour les politiques d’égalité des chances (CPES), Ionela Băluță dresse un état des lieux de l’égalité des genres en Roumanie…
Les mouvements Ni una menos, #MeToo, Balance ton porc ont été une véritable onde de choc en Occident. Qu’en est-il en Roumanie ?
Un phénomène similaire a vu le jour avec plusieurs manifestations organisées par les associations féministes, regroupées sous le slogan Cade una, cădem toate. Suite à #MeToo, on a aussi observé que davantage de femmes dénonçaient les violences sexistes ou sexuelles. Mais beaucoup ont été ensuite victimes de représailles. De façon générale, je dirais que le bilan est plutôt décevant ; ce qui s’est passé à l’Ouest n’a pas déclenché d’élan de solidarité entre les femmes. Cela peut d’abord s’expliquer par la construction sociale de la Roumanie ; notre société est très patriarcale, avec des rôles et des normes de genre très ancrés dans la tradition. Cet aspect donne une légitimité à des abus que l’on considère comme des comportements masculins normaux. On observe ainsi une normalisation et une généralisation de la violence, verbale ou comportementale, à laquelle les femmes participent aussi, ce qui rend la dénonciation difficile. Par ailleurs, je pense que la culture, l’ambiance au sein de nos différentes institutions représente un second obstacle. Il existe dans certains milieux une réticence, voire une volonté de réduire les femmes au silence. Enfin, les organisations féministes roumaines se sont constituées après 1989. Depuis, nous ne sommes pas parvenus à tisser un réseau solide au-delà des grandes villes et en dehors des groupes ayant un certain capital social, notamment à cause de l’absence de financement de la part de l’État.
On entend souvent que beaucoup de Roumaines ont des postes à responsabilité, que le communisme a permis une forme d’égalité dans le travail. Cet argument est-il valable, ou permet-il de se dédouaner de la responsabilité d’œuvrer pour plus d’égalité ?
La situation est complexe. Il est vrai qu’avant 1989, certaines règles et normes imposées par le régime ont permis aux femmes d’accéder à l’enseignement supérieur, au marché du travail ou à des postes de direction. Mais à quoi fait-on référence lorsqu’on parle de poste à responsabilité ? Ceux détenus par des femmes sont-ils vraiment des postes à responsabilité ? C’est discutable. On oublie aussi de rappeler que certains chiffres montrent à quel point la situation s’est dégradée depuis 1990. Par exemple, en 2022, la Roumanie a enregistré l’écart le plus important entre le taux d’emploi des femmes et celui des hommes depuis la fin du communisme. Cette tendance est confirmée par les classements internationaux sur la discrimination au travail au sein desquels la Roumanie occupe souvent la dernière place. De plus, nous disposons de trop peu de données sur le sujet, ce qui rend invisibles certaines inégalités pourtant bien réelles. Et puis il y a ce biais dans notre façon d’aborder beaucoup de questions sans les étudier à travers le prisme du genre, mais aussi une hostilité envers la perspective de mesurer l’égalité de genre dans l’évaluation de nos institutions, de nos pratiques sociales, etc.
Pouvez-vous nous parler de la violence domestique en Roumanie ? Comment se situe le pays par rapport aux autres membres de l’UE ?
Encore une fois, nous ne disposons pas d’informations suffisantes. En Roumanie, la police est chargée de recueillir les données relatives aux violences domestiques, et elle le fait*. Mais les faits de violence sont trop peu rapportés. En outre, se concentrer sur la violence domestique engendre une invisibilisation des différentes violences faites aux femmes, passant sous silence toutes celles commises en dehors de l’espace familial. Par exemple, jusqu’à récemment, les agressions commises par un membre extérieur à la famille n’étaient pas considérées comme de la violence domestique. Or, les données recueillies par les ONG révèlent que dans la plupart des cas, les viols sont précisément perpétrés par des personnes extérieures à la famille de la victime. De même, en 2021, la police indiquait qu’environ 24 000 femmes avaient été victimes de violence. Un chiffre qui ne prend pas en compte les féminicides, car cette catégorie n’existe pas. Je pense que les statistiques collectées par nos institutions ne rendent pas compte de la réalité qui est malheureusement bien plus grave.
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud.
* En 2023, selon la police roumaine, les violences conjugales ont enregistré une hausse de 4,8% par rapport à 2022, avec 57 851 actes de violence enregistrés.
En complément de cet entretien :
Romania | 2023 | Gender Equality Index | European Institute for Gender Equality (europa.eu)