Entretien réalisé le lundi 12 février en fin de matinée, par téléphone et en roumain.
L’historienne Claudia-Florentina Dobre est spécialiste de la période communiste en Roumanie. Dans cet échange, elle se penche sur les déportations qui ont eu lieu dans la région du Bărăgan en juin 1951…
Pouvez-vous revenir sur ce qu’il s’est passé dans la région du Bărăgan, située au sud de la Roumanie, au début des années 1950 ?
Dans la nuit du 18 au 19 juin 1951, environ 44 000 personnes ont été déportées des régions du Banat et d’Olténie occidentale. Leur nombre exact n’est pas connu parce que certains documents manquent. Ces personnes ont été déplacées vers la plaine du Bărăgan, aujourd’hui les départements de Călărași, Ialomița, Brăila et Galați. Toutes ont été en quelque sorte parachutées au milieu des champs. Des camions et des charrettes les ont transportées dans des lieux vides avec simplement des piquets et des parcelles déjà délimitées par les autorités. Ces gens devaient se construire une nouvelle vie à partir de rien… Pourquoi ont-ils été déportés ? Selon les autorités communistes de l’époque, il y avait la crainte d’une guerre entre les pays satellites de l’Union soviétique et la Yougoslavie de Tito, alors en froid avec Moscou. Un bon prétexte pour déplacer les populations situées à la frontière roumano-yougoslave. Mais d’après moi, la vraie raison était que la Roumanie communiste se trouvait en pleine phase de collectivisation de son agriculture. Or, beaucoup des personnes déportées refusaient de rejoindre les coopératives de production agricole. En Olténie occidentale mais surtout dans le Banat, il y a eu tout un mouvement de résistance anticommuniste, initiative soutenue par les habitants de la région. Cela a poussé les autorités à déporter notamment les paysans aisés, appelés « chiaburi », les intellectuels des villages, ceux qui s’opposaient réellement au pouvoir. La punition a donc été de les envoyer dans cette plaine hostile du Bărăgan. Les débuts ont été difficiles, mais il n’y avait pas de volonté d’extermination. D’autant que cette région du Bărăgan manquait cruellement de main-d’œuvre qualifiée. Par contraste, à l’époque, le Banat et l’Olténie occidentale étaient deux régions riches. Les habitants y cultivaient la terre avec des techniques modernes. Dans le Bărăgan, ils ont été forcés de travailler dans des conditions difficiles, sans être payés ou très mal. Même les enfants, dès l’âge de dix ans, étaient convoqués pour travailler.
Est-ce un épisode unique pendant la période communiste ?
D’une certaine manière, oui, car beaucoup ont été déportés dans un laps de temps très court ; bien que dans les premières années du communisme, c’est-à-dire à partir de la fin des années 1940, les déportations aient été constantes. Les premiers déportés étaient des Allemands qui ont été accusés d’avoir collaboré avec les nazis et ont été envoyés en Union soviétique ; il y a ensuite eu beaucoup de gens considérés comme riches, des propriétaires de magasins et d’usines qui se sont vus déplacer vers d’autres régions périphériques de Roumanie, précisément pour couper tout lien avec leur vie d’avant. À noter aussi qu’après 1955, certains anciens prisonniers politiques libérés par le régime, mais qu’il fallait toutefois surveiller, ont été amenés dans ces villages du Bărăgan construits par les premiers déportés. Ces déportés initiaux, eux, ont été libérés en 1955-1956. La plupart sont rentrés chez eux, je pense notamment aux Allemands, aux Hongrois et aux Serbes du Banat et d’Olténie. Mais pas tous. Lorsque la déportation a été déclarée illégale par Nicolae Ceaușescu en 1967, beaucoup sont partis des premiers villages et se sont installés ailleurs dans la région, dans des villes comme Călăraşi, Ialomița et Braila, où se trouvent encore aujourd’hui certains de ces déportés qui, en 1951, étaient très jeunes.
Quelles conséquences ont eu ces déportations ?
Bien sûr, l’impact a été considérable sur la vie des déportés. Certains sont morts, d’autres n’ont pas pu terminer leurs études parce qu’au départ, il leur était interdit de quitter le village. Mais il y a aussi eu des conséquences positives, d’une certaine façon, car ces gens ont apporté un plus à la région. Certains ont ramené des graines de leur terre d’origine qui n’étaient pas cultivées jusque-là dans le Bărăgan. Ils sont aussi venus avec leur bagage culturel, des recettes culinaires reprises par la suite au niveau local, ou encore un style architectural et une manière de construire des clôtures propres aux habitants du Banat et d’Olténie. Sans parler des techniques de travail et de leurs connaissances avancées en agriculture. Donc, à cet égard, les déportés ont eu, pour ainsi dire, un rôle civilisateur. Mais au-delà de ça, les déportations furent avant tout une punition, et cela a eu un impact dramatique sur la vie de tous ces gens. Ce fut un épisode caractéristique de l’idéologie communiste où les déportations ont été constantes que ce soit en Roumanie, en Union Soviétique, en Bulgarie ou en Pologne. Cela s’est arrêté à partir des années 1960, à l’exception de la Bulgarie qui, à la fin des années 1980, a déporté sa population d’ethnie turque. Ces pans de l’histoire de la région sont aujourd’hui assez méconnus et mal enseignés à l’école, à quelques rares exceptions. Ceci étant, il existe à Timișoara une association des déportés du Bărăgan. Et des événements sont organisés. J’ai d’ailleurs été surprise de constater que lorsque nous avons présenté à Călăraşi notre film documentaire sur les déportés du Bărăgan, il y a plus de dix ans, beaucoup d’habitants de la région n’avaient aucune idée de l’existence de ces villages. Le film a donc fait connaître cette histoire. Et quand nous avons ensuite sorti notre livre, Deportați în Bărăgan – Amintiri din Siberia românească, j’ai senti un vrai engouement, signe que les gens en avaient parlé entre-temps. Nous allons d’ailleurs lancer une seconde édition car la première est épuisée.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.