Ioanida Costache est née aux États-Unis d’une famille de Roms lăutari (musiciens traditionnels). Violoniste et ethnomusicologue, elle fait actuellement une thèse à l’université de Stanford sur la politique culturelle vis-à-vis de la musique rom roumaine, et notamment les fameux manele…
Quelle est l’origine des manele ?
La première mention de manea (manele au pluriel, ndlr) serait apparue au 18ème siècle. Il s’agit d’un terme turc qui signifie « chanson d’amour »*. À partir du milieu du 20ème siècle, le genre est devenu populaire au sein de la musique lăutărească, et s’est répandu en Roumanie pendant le communisme. La spécificité des manele était parfois explicite dans les titres, comme Maneaua florăreselor**, avec ce rythme syncopé très typique. Certains musiciens l’assimilent exclusivement à de la musique turque. Or, le motif rythmique appelé čiftetelli englobe plusieurs variations que l’on retrouve en Turquie mais aussi sur l’ensemble des Balkans. Et chaque pays a sa façon de le jouer. En Roumanie, pendant la période d’esclavage – qui s’est étalée sur cinq siècles jusqu’à l’abolition en 1856, ndlr – et à travers tout le 20ème siècle, les Roms ont été les principaux producteurs de ce genre de musique. Sans eux, la culture musicale roumaine aurait été complètement différente.
* Pour en savoir plus : Manele in Romania: Cultural Expression and Social Meaning in Balkan Popular Music, de Margaret Beissinger, Speranța Rădulescu et Anca Giurchescu, éditions Rowman and Littefield, 2016 : https://rowman.com/ISBN/9781442267077/Manele-in-Romania-Cultural-Expression-and-Social-Meaning-in-Balkan-Popular-Music
** Maneaua florăreselor : https://www.youtube.com/watch?v=t9PfvOAfVyg
Que reflète la relation des Roumains avec les manele ?
Le discours anti-manele les voit comme quelque chose pouvant corrompre un esprit roumain tourné vers l’Ouest. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Dès le début du 20ème siècle, des musicologues critiquaient déjà les musiciens roms, leur ethnicité était mal vue. Les arguments anti-manele sont souvent esthétiques, le genre est qualifié de répétitif, simple, avec des paroles très banales. Mais on pourrait dire la même chose de la musique pop partout dans le monde. Certains les qualifient de misogynes, et c’est effectivement le cas dans quelques chansons. Cependant, cela n’est pas spécifique aux manele, d’autres genres musicaux reflètent eux aussi une société souvent misogyne. Par ailleurs, il y a des chanteuses de manele qui ont un discours féministe, comme Narcisa, Laura Vass ou Raluca Dragoi. Les retours critiques révèlent surtout que les manele cristallisent une forme de racisme vis-à-vis des Roms via des arguments prétendument esthétiques. D’un autre côté, il y a des musiciens qui récupèrent les manele en les éloignant des Roms. La musique est utilisée pour signaler une différence vis-à-vis du reste de la société et devient un marqueur d’altérité. C’est aussi problématique car c’est nier l’origine rom du genre. Les manele sont alors, dans ce cas-là, « déracialisés », tout en étant « hyper racialisés » de façon générale. Ces deux phénomènes ont lieu dans la même société, mais dans des espaces différents.
Que représentent les manele pour les Roms ?
Après 1989, le fait qu’une population qui a subi l’esclavage, l’Holocauste et l’assimilation forcée sous le communisme réclame son identité rom ouvertement, à voix haute et sans réserve, est un acte fort de courage et de résistance face à l’effacement. Les manele sont représentatifs de cette résistance, c’est une façon de réclamer son identité rom dans les médias et l’espace public. Sans oublier que les chanteurs et musiciens roms viennent d’une longue lignée de lăutari, ils sont souvent doués et très bien formés.
Propos recueillis par Marine Leduc.