La Roumanie a été secouée ces dernières semaines par de nombreuses manifestations contre le projet minier de Roşia Montană. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour s’opposer à ce qu’ils considèrent comme un « futur désastre écologique ». Décryptage avec le sociologue Călin Cotoi.
Regard : Que vous évoquent les manifestations qui ont eu lieu contre le projet minier de Roşia Montană ?
Călin Cotoi : Ce type de mouvement civique est une première en Roumanie, car la prise de conscience écologique est récente, si on la compare à d’autres pays. Cela me rappelle la Bulgarie, la Hongrie, ou encore l’Union soviétique pendant la période de la Glasnost, qui ont connu des phénomènes similaires à travers ce même type de causes environnementales. Je pense qu’à l’époque, dans ces pays-là, l’écologie a été utilisée comme prétexte pour s’exprimer, ce thème n’était pas considéré comme étant directement d’ordre politique. Parler d’écologie est une manière d’affirmer une position politique, mais de manière indirecte. Je pense que c’est le même schéma en Roumanie. Les Roumains, en se « battant pour la nature », ne voient pas nécessairement le lien qui rattache Roşia Montană à la politique, bien qu’il existe clairement. Ici, il semble beaucoup plus facile de rassembler les gens autour d’un problème écologique plutôt que d’une cause politique.
Il ne s’agit donc pas d’un mouvement civique réellement apolitique ?
De mon point de vue, sauver Roşia Montană est une revendication politique, mais qui, pour les manifestants, se définit en dehors de la scène politique telle qu’ils la perçoivent. Les Roumains ne se fient pas du tout au système politique actuel qu’ils perçoivent comme étant corrompu. Ils n’attendent plus grand-chose des dirigeants, et cela se traduit dans leur discours, ils se déclarent apolitiques. Ceci étant, on perçoit surtout une crise d’identité au sein de cette classe moyenne émergente, qui a besoin de repères pour se former en tant que telle. La majorité des personnes qui manifestent font partie de cette catégorie sociale : urbains, éduqués, ayant un niveau de vie correct, et travaillant souvent au sein de multinationales. Cette nouvelle classe moyenne n’a pas encore d’identité bien définie, elle essaie donc de s’en créer une qui passerait notamment par le sauvetage de Roşia Montană.
L’écologie semble être un dénominateur commun plutôt efficace…
C’est un mouvement assez hétérogène regroupant des groupes vraiment différents, dont le seul dénominateur commun est effectivement l’écologie. Si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que l’idée de sauver la nature revêt plusieurs significations : pour certains, il est surtout question de fierté nationale, voire ethnique. Le discours nationaliste est très présent lors des manifestations, même s’il est minoritaire. On reproche que ce soient des étrangers qui exploitent l’or du pays, et non pas les Roumains. Que les étrangers viennent voler le pays est un thème récurrent, qui jusqu’à maintenant n’avait pas eu beaucoup de succès. Il existe aussi un petit groupe d’extrême gauche qui se revendique comme étant anticapitaliste, proche du mouvement « Occupy Wall Street », mais qui là encore reste marginal. De par leur hétérogénéité, il est donc difficile de prévoir comment vont évoluer ces protestations, la suite logique voudrait que les gaz de schiste soient la prochaine cause écologique à défendre.
Il y a beaucoup d’opposants au projet et d’autres qui désirent le voir aboutir. A-t-il réellement créé une rupture dans la société ?
Je ne pense pas, cette rupture existait déjà, mais Roşia Montană a cristallisé les tensions, les a rendues plus visibles. D’un côté, il y a cette région dont l’histoire a toujours été liée au minerai et qui a subi une industrialisation forcée sous le communisme. Depuis, la situation économique s’est détériorée, la population a vieilli et les jeunes sont partis travailler à l’étranger. D’un autre côté, on a une classe moyenne qui propose un autre modèle, une alternative à l’industrialisation, et de sauver ce genre d’endroit par le biais du tourisme, en le transformant en patrimoine, en gelant l’histoire d’une certaine manière, quand bien même il s’agit d’une solution un peu utopique. De plus, cette utopie touristique est véhiculée beaucoup plus par les Roumains qui ne résident pas à Roşia Montană que par les habitants qui y vivent dans des conditions économiques très difficiles. Ces manifestations doivent être expliquées aussi dans le contexte industrialisation versus tourisme, d’où toutes ces fortes tensions. Je pense que c’est à ce niveau-là que se situe une rupture sociale profonde.
Ces protestations sont-elles comparables à celles contre la politique d’austérité du gouvernement de l’hiver 2012 ?
Ce sont à peu près les mêmes personnes qui manifestent, ce qui est marquant en revanche, c’est l’absence de véritable couverture médiatique. L’an dernier, tout était extrêmement médiatisé, cela a joué un rôle très important, les leaders des manifestations étaient mis en avant. La télévision était friande d’orateurs. Par ailleurs, il semble que les manifestants de ces dernières semaines aient moins l’intention de capter l’attention des politiques. Comme je le mentionnais précédemment, ces manifestants ne croient plus en leurs dirigeants. Et puis d’une certaine manière, j’ai l’impression que la classe politique n’a pas vraiment son mot à dire. Ce qui est étrange, c’est la rapidité avec laquelle elle a cédé aux manifestations. Sans proposer de débat, sans volonté d’ouvrir le dialogue.
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Rappel des faits
Le 27 août dernier, le gouvernement de Victor Ponta a initié un projet de loi permettant à la compagnie canadienne Gabriel Resources d’exploiter l’or du village de Roşia Montană, après seize ans d’attente. Cette décision a relancé la contestation dans toutes les grandes villes de Roumanie. De nombreuses manifestations ont rassemblé jusqu’à 15.000 personnes, comme ce fut le cas le 8 septembre dernier à Bucarest. A la suite de cette démonstration de force, certains hommes politiques ont fait marche arrière. Le libéral Crin Antonescu, président du Sénat, a annoncé vouloir voter contre le projet de loi. Certains analystes y voient un lien avec l’approche de la prochaine élection présidentielle. Le Premier ministre Victor Ponta, initialement favorable au projet, s’est aligné lui aussi sur les propos de son allié libéral. Mais cela n’a pas pour autant calmé les manifestants qui demandent toujours le retrait du projet de loi. Le 17 septembre, le Parlement a décidé de créer une commission spéciale qui devra l’analyser et en discuter avec l’opposition, ce qui repousse le vote des parlementaires à début novembre.
Propos recueillis par Julia Beurq (octobre 2013).