Depuis mars 2011, la guerre civile sévit en Syrie, poussant des millions de personnes à fuir le pays. Et la Roumanie commence à subir les conséquences de ce conflit : des milliers de Syriens se sont réfugiés sur son territoire. Il y a ceux, visibles dans les médias, qui se sont fait piéger par des passeurs et se retrouvent ici par hasard. Mais la grande majorité de ces réfugiés sont des familles mixtes roumano-syriennes, aux histoires compliquées. A l’image de la famille Annah.
Une odeur de cumin et de café à la cardamone flotte dans l’appartement des Annah, à Bucarest. De petites olives vertes, une grenade bien mûre et de l’huile d’olive sont disposées sur la table de la cuisine. Iuliana, toute en rondeur dans sa grande robe rouge, sans son voile traditionnel, discute avec son mari Abed de la situation en Syrie. « Tu as vu, une voiture piégée a explosé à côté de la frontière syrienne », lui lance-t-elle. Abed reste silencieux. Dans le salon voisin, leur fils Nassim, avachi dans le canapé, a les yeux rivés sur le journal télévisé d’une chaîne arabe. Sa sœur, Salwah, est sur Facebook avec ses amis restés à Alep. On est à Bucarest, pourtant c’est toute la famille Annah qui vit à l’heure syrienne.
Iuliana et Abed se sont rencontrés dans la capitale roumaine dans les années 1990. Après dix ans de vie commune à Bucarest et la naissance de leurs quatre enfants, les Annah décident de s’installer à Alep en Syrie, la ville natale d’Abed. Mais la guerre qui éclate en mars 2011 les pousse à revenir en Roumanie avec Haydara, leur fils alors âgé de trois ans, laissant les trois autres enfants avec leurs grands-parents, afin qu’ils terminent leur scolarité au lycée d’Alep. Ils resteront séparés pendant près d’un an.
Simina Guga, conseillère juridique dans un centre pour migrants financé par l’Union européenne, explique que « contrairement à ce que l’on croit, depuis un an et demi, c’est majoritairement ce type de familles roumano-syriennes qui fuient la Syrie pour la Roumanie. Ils sont des milliers à être arrivés dans le pays, mais il n’existe aucun recensement à leur sujet. C’est un phénomène dont on ne parle pas et qui est invisible ». Alors que d’autres réfugiés syriens sont abusés par des passeurs et se retrouvent en Roumanie sans le vouloir (voir encadré), les familles comme les Annah ont choisi le retour en Roumanie de par leur attachement à ce pays.
Un rapatriement difficile
Selon les chiffres du ministère roumain des Affaires étrangères, sur 15.000 citoyens roumains vivant en Syrie, seuls 500 d’entre eux auraient été rapatriés aux frais des autorités roumaines depuis le début de la guerre. Ainsi, Iuliana, accompagné de son dernier fils Haydara, va rapatrier seule ses trois autres enfants en août 2012, Abed ne pouvant pas quitter Bucarest. Son périple fut « une véritable aventure ». Après un long trajet en bus, Iuliana retrouve ses enfants à Alep, mais leurs passeports roumains sont expirés. Elle appelle alors l’ambassade roumaine à Damas. « Madame, pour que l’on puisse éditer un titre de transport pour vos enfants afin de vous rapatrier à Bucarest, il faut venir à Damas car le consulat d’Alep est fermé », lui répond-on. Iuliana est en colère. « Alep, la ville syrienne où il y a le plus de Roumains, comment ont-ils pu fermer le consulat ?, enrage-t-elle, c’est la guerre et ils veulent nous faire traverser tout le pays ! » En théorie, Damas n’est qu’à 300 kilomètres, soit quatre heures de route, mais après un an et demi de conflit, les trajets sont risqués. Cette mère de 45 ans a peur pour ses filles, Salwah et Nashua, car on raconte que beaucoup de jeunes femmes ont été enlevées et violées entre Alep et Damas.
Alors que Iuliana tergiverse sans cesse sur leur départ, une nuit d’août, tout bascule. La bataille d’Alep fait rage. Le quartier où ses beaux-parents résident est bombardé. Iuliana dort la peur au ventre, son sac à main pour oreiller avec les actes de naissance de ses enfants à l’intérieur. « S’il arrive quelque chose pendant le bombardement, explique-t-elle, je peux m’enfuir rapidement, mon sac dans une main, mes enfants dans l’autre. » Paniquée, elle appelle son mari. « Je n’en peux plus d’être ici, je pars à Damas », lui annonce-t-elle résolue. Abed essaie de la dissuader, mais c’est peine perdue, sa décision est prise.
Quelques jours plus tard, Iuliana, ses quatre enfants ainsi que d’autres familles roumano-syriennes prennent le bus, direction Damas. L’émotion perce dans sa voix : « On a mis huit heures pour arriver, avec des contrôles toutes les dix minutes. Il était impossible de savoir à qui on avait à faire, les rebelles ou l’armée, mais Dieu merci nous sommes arrivés sains et saufs. » Puis les choses s’enchaînent rapidement : obtention des passeports, trajet en bus jusqu’à Beyrouth, puis en avion jusqu’à Istanbul. Et enfin, l’arrivée à l’aéroport d’Otopeni. Iuliana termine son histoire avec un certain soulagement, comme si à travers son récit, elle avait tout revécu une deuxième fois : « Quand j’ai vu mon mari, c’était un autre homme. Je l’avais laissé pendant juste un mois mais il avait perdu presque vingt kilos, à cause de l’inquiétude. »
Pour les Annah, comme pour les autres familles, tout est à recommencer, mais il est difficile de se faire aider, comme l’explique Simina Guga. « Le problème, c’est que les associations comme les nôtres ne sont pas habilitées à aider ces familles mixtes, car souvent la mère et les enfants sont de citoyenneté roumaine. Nous pouvons seulement offrir un soutien financier au père de famille qui lui est syrien. Mais quand on lui paie son loyer, c’est en fait toute une famille qui en bénéficie. » Iuliana s’estime quant à elle chanceuse d’avoir trouvé du travail assez facilement comme employée de maison et nounou auprès d’une famille roumaine, qui a accepté le fait qu’elle porte le voile.
Même si les Annah essaient de reconstruire leur vie ici, l’image d’une Syrie en paix est omniprésente dans la tête des enfants. « Je veux retourner en Syrie », confie Nashua. « Pourquoi ? », lui demande sa mère. « J’ai tout laissé là-bas, mes amis, ma vie… », lui rétorque sa fille. Et Iuliana de répondre avec douceur : « Mais Nashua, tu sais bien que ce pays ne sera plus jamais ce qu’il a été. La Syrie, telle que nous l’avons connue, n’existe plus… »
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Ces Syriens abusés par les passeurs
Depuis des mois, des dizaines de réfugiés syriens ont été retrouvés par la police roumaine entassés dans des cales de bateaux ou des wagons de marchandise, victimes de passeurs. Ces derniers leur faisaient payer des sommes exorbitantes, allant parfois jusqu’à des milliers d’euros, en leur promettant de les emmener jusqu’en Europe de l’Ouest. C’est ainsi que la Direction d’investigation des infractions du crime organisé et du terrorisme (DIICOT) a démantelé un réseau conduit depuis l’Allemagne, composé de Turcs, de Roumains et de Syriens, qui abusaient des réfugiés syriens. Selon la conseillère juridique Simina Guga, « les passeurs leur vantent les mirages de l’Union européenne. La plupart leur font croire qu’ils les emmènent en Suède, mais en réalité, ils les abandonnent ici, et ces réfugiés se font prendre en tant qu’illégaux sur le territoire roumain. Ils n’ont alors pas d’autre option que de faire une demande d’asile ». Les chiffres de l’Inspectorat général pour l’immigration (IGP) sont éloquents : le nombre de demandeurs d’asile syriens a augmenté de 350% au premier semestre 2013 par rapport à l’an dernier. Un phénomène auquel les autorités roumaines ont du mal à faire face.
Julia Beurq (octobre 2013).