En République de Moldavie, de nombreux sujets sont absents du débat public. Alors sur les scènes de la capitale moldave, certains artistes s’appliquent à décortiquer les tabous de leur société grâce au théâtre documentaire, un style en vogue dans les pays d’Europe de l’Est. Reportage à Chișinău.
Quatre bancs en bois trônent sur la scène. Au mur, des images de barbelés, de serrure et de mirador. Le grincement des verrous qui se ferment lourdement pose le décor, et enferme le spectateur dans l’unique prison pour femmes de Rusca. Ana, une détenue en sous-vêtements blancs raconte les drames de sa vie – inceste, alcoolisme, pauvreté du milieu rural –, et ce meurtre qui l’a conduit derrière les barreaux pour 24 ans. Ses mots sont durs, son histoire, terrible. Dans la salle, le silence est tendu.
Si l’effet est percutant, c’est par le thème choisi mais aussi car ce qui est figuré ici n’est pas imaginaire. Le spectacle « Shakespeare pentru Ana » (Shakespeare pour Ana) est basé sur des témoignages recueillis auprès de détenus par la metteur en scène Luminița Țîcu et son producteur Mihai Fusu. Pendant six mois, ils sont allés à la rencontre des prisonniers et du personnel de trois pénitenciers : l’un pour mineurs, l’un pour femmes et l’autre pour hommes. « Le réel est notre matière première, nous n’avons rien inventé, explique Luminița Țîcu à la fin de la pièce dans une discussion avec les spectateurs. Nous sommes restés fidèles à ces entretiens pour vous montrer le visage humain de ces prisonniers. »
En cette fin juin, parmi le public de Tipografia 5 – salle de concert connue de la capitale moldave –, il y a Andru, 23 ans. Cet étudiant en médecine est un adepte des pièces du collectif Coliseum. Et une fois de plus, il est conquis par le spectacle. « Je me suis représenté la prisonnière derrière chaque actrice et j’ai essayé de me mettre à sa place, en prison, dit-il. Je pense que cela aurait été moins percutant si cela avait été de la fiction. Selon moi, ce type de pièce aide notre société à être plus ouverte. »
Diana Decuseară travaille au Théâtre national Mihai Eminescu où elle joue d’habitude un répertoire plutôt classique. Dans la peau d’Ana, cette actrice de 33 ans ne peut s’empêcher d’être visiblement émue. « J’ai eu l’occasion de rencontrer cette jeune femme en prison lorsque l’on préparait le spectacle, raconte-t-elle. Quand j’ai pris connaissance de sa vie et de tous les malheurs qui lui sont arrivés, j’ai vu son crime d’une autre manière. Je pourrais presque la comprendre, la prison est l’un des miroirs de la société. » En filigrane, la pièce pousse précisément le public à s’interroger sur les causes qui mènent certaines personnes à commettre l’acte fatal.
« Une femme m’a raconté que deux hommes rodaient dans son village à la recherche de jeunes filles à envoyer à l’étranger, mais après la représentation, ils ont tout simplement arrêté leur petit manège »
Mihai Fusu, le producteur de « Shakespeare pentru Ana », compare ce genre théâtral à celui de la Grèce antique qui exposait sur scène certains problèmes de la société. Mais dans la Moldavie d’aujourd’hui, ce type de pièce détonne. Car au sein des nombreux théâtres subventionnés par l’Etat, le style classique d’inspiration russe ainsi que la comédie sont largement prédominants. « Les Moldaves vont au théâtre surtout pour se distraire, pas pour réfléchir », déplore le producteur. Après des études à l’Académie de théâtre de Moscou – un parcours classique lorsque la Moldavie faisait encore partie de l’Union soviétique – Mihai Fusu se tourne vers le théâtre absurde et monte, dès 1989, « Rhinocéros » de Ionesco. « Une révolution pour la scène locale », se souvient-il, alors qu’à l’époque le théâtre était encore un instrument de propagande idéologique.
Loin du modèle soviétique, pour Mihai Fusu le théâtre est désormais aussi un moyen de faire évoluer la société de manière concrète. C’est pourquoi il a tenu à faire du ministère de la Justice l’un de leurs partenaires principaux. Au sortir de la représentation, Ana Dabija, directrice des institutions pénitentiaires moldaves, semble très touchée. « J’ai trouvé la pièce juste et j’y ai reconnu beaucoup de mes collègues, avoue-t-elle. Nous sommes conscients d’avoir hérité d’un système soviétique tant dans les conditions de détention que dans les mentalités. Nous tendons à évoluer vers un modèle européen plus humain, mais cela prend beaucoup de temps. »
En 2001, le premier spectacle documentaire du collectif avait déjà réussi à faire bouger les lignes. « A șaptea cafenea » (le septième café) s’était attaqué au trafic d’êtres humains, un fléau qui continue de faire des ravages dans les campagnes moldaves. Jouée plus de 200 fois dans tout le pays, la pièce a parfois fait office de prévention dans un milieu rural délaissé par les institutions publiques. « Une femme m’a raconté que deux hommes rodaient dans son village à la recherche de jeunes filles à envoyer à l’étranger, mais après la représentation, ils ont tout simplement arrêté leur petit manège », se souvient Mihai Fusu. D’autres réactions en disaient long sur le drame de certaines familles. « Un soir, une vieille femme ne s’arrêtait plus de pleurer après la pièce, poursuit-il. Elle nous a expliqué que depuis des mois elle n’avait plus de nouvelles de sa belle-fille partie à l’étranger, mais qu’enfin elle comprenait pourquoi.
Le théâtre documentaire à l’Est
République de Moldavie, Russie, Roumanie, le théâtre documentaire a le vent en poupe en Europe de l’Est. Car il souffle sur ces anciens pays du bloc soviétique un cruel besoin de traiter de la réalité dans l’art. A Moscou, la troupe Teatr.doc, créée en 2002, s’attaque à des thèmes qui en disent long sur la société russe : corruption, guerre de Tchétchénie, mariages mixtes… A Bucarest, le collectif réuni autour du metteur en scène David Schwartz et de la dramaturge Mihaela Mihailov décortique depuis plusieurs années diverses réalités sociales de la Roumanie, par exemple la situation des anciens mineurs de la vallée du Jiu, ou les conditions de vie des réfugiés à Bucarest.
Julia Beurq (mai 2015).