Filip-Lucian Iorga a 30 ans et déjà un parcours étonnamment riche d’historien et d’homme de lettres. Parfait francophone, il a notamment étudié à l’université Paris IV-Sorbonne, avant de devenir docteur en histoire à 28 ans. A son actif, plusieurs ouvrages, dont deux sortis en février : Strămoşi pe alese. Călătorie în imaginarul genealogic al boierimii române (Ancêtres au choix. Voyage dans l’imaginaire généalogique des boyards roumains), publié aux éditions Humanitas, et Le tempérament œcuménique (éditions Baudelaire), suite d’entretiens avec Jean Delumeau, Neagu Djuvara, Jacques Le Goff, Jordi Savall, entre autres. Filip-Lucian Iorga parle ici de sa passion pour la généalogie, pour l’histoire de son pays, et analyse avec sensibilité et justesse le présent de la société roumaine. A la lumière du passé.
Le rendez-vous fut pris à l’Institut d’investigation des crimes du communisme, rue Alecu Russo à Bucarest, non loin de l’Institut français. Filip-Lucian Iorga y est le directeur du département Mémoire de l’exil roumain. Ce jeune historien, issu d’une vieille famille de la région de Ialomiţa (sud-est de la Roumanie), a connu les honneurs très tôt en recevant, à peine âgé de 25 ans, la Médaille du roi Michel pour la loyauté. Il poursuit aujourd’hui une carrière brillante d’historien. Il a d’ailleurs récemment donné une conférence à la Sorbonne sur son domaine de prédilection : l’aristocratie roumaine et l’imaginaire généalogique.
Regard : Expliquez-moi le thème de votre dernier livre, Ancêtres aux choix. Voyage dans l’imaginaire généalogique des boyards roumains…
Filip-Lucian Iorga : Mon intérêt pour la généalogie a commencé très tôt, à partir de l’histoire de ma famille que me racontaient mes grands-parents. Dès l’école primaire, je me rappelle noter sur un petit cahier ce qu’ils disaient lors des réunions de famille, après le repas. A 17 ans, j’ai même gagné un concours grâce à ce que m’avait rapporté mon grand-père, Mircea Stănescu ; j’avais tout écrit et structuré comme un livre d’histoire. Puis je me suis logiquement inscrit à la faculté d’histoire de Bucarest, même si mon entourage me demandait ce que j’allais bien pouvoir faire après ce type d’études. Mais je ne me suis pas laissé décourager. L’histoire est selon moi une discipline qui permet notamment de bien structurer ses idées. A la faculté, j’ai eu la chance de rencontrer le professeur Lucian Boia, avec lequel j’ai par la suite beaucoup travaillé. Pour revenir au livre, ce qui m’a intéressé n’est pas tant la généalogie proprement dite, mais son imaginaire, ce qu’elle crée dans l’esprit des gens.
C’est-à-dire ?
Dans ma thèse doctorale, qui est à la base de ce livre, j’essaie d’expliquer la mythologie qui entoure la généalogie, ce que certaines familles créent, imaginent, inventent à partir de leur histoire. Et qui par la suite devient réalité. Ces familles ont en quelque sorte amélioré leur arbre généalogique en y incluant des origines romaines, par exemple. On a fait de même partout en Europe. Ce qui est remarquable, c’est qu’en donnant vie à une noblesse roumaine très ancienne, les boyards d’ici (les aristocrates, ndlr) ont aidé à l’unification du pays. D’une certaine façon, le sentiment national s’est alors mieux structuré. Cela s’est fait sur le tard, au 19ème siècle, alors que la plupart des aristocrates des pays européens avaient déjà établi et officialisé leur généalogie depuis quatre ou cinq siècles. J’essaie d’expliquer aussi comment la généalogie permet de mieux comprendre d’où l’on vient, et par là de mieux vivre le présent, de mieux se situer, de clarifier son identité.
A la fin du 19ème siècle précisément, les relations entre les boyards roumains et certains membres de l’aristocratie française étaient alors étroites…
Assurément. On allait à Paris pour étudier et se lier d’amitié avec les nobles français, parfois même s’arroger un titre de noblesse, comte, baron, en ajoutant la particule « de » à son nom de famille. « Bălianu », par exemple, devenait « de Balliano », alors que très peu de Roumains ont été effectivement anoblis par un pays étranger. Plus généralement, en Roumanie beaucoup de boyards parlaient en français entre eux, ce qui a d’ailleurs modifié notre langue, l’a enrichie de mots français. Sans parler de l’architecture, de l’ensemble de notre système administratif, etc. Au-delà de l’imagination de nos ancêtres pour se donner un nom, cette envie de ressembler à l’aristocratie occidentale a été positive en ce sens qu’elle a modernisé la Roumanie sous plusieurs aspects. C’est un des arguments de mon livre. Quand une élite veut ressembler à celle d’un pays plus avancé, cela a des effets sur l’ensemble de la société.
Sur votre blog (poianamosnenilor.wordpress.com, ndlr), vous avez récemment lancé un appel pour la restauration de la monarchie en Roumanie. Pourquoi cela serait-il bénéfique ?
Il s’agirait en effet d’une restauration, car la Roumanie a déjà connu la monarchie constitutionnelle, malheureusement pendant une période trop courte, de 1866 à 1947. L’idée d’une restauration, bien que difficilement imaginable aujourd’hui, n’est pas seulement sentimentale mais se base aussi sur des arguments rationnels. Je dirais même que l’option d’une monarchie constitutionnelle serait bénéfique pour d’autres pays européens qui, comme la Roumanie, ont actuellement des difficultés pour consolider leur démocratie, leurs institutions, leur image vis-à-vis de l’extérieur. J’insiste, il s’agit là d’une solution très pragmatique. Un monarque constitutionnel serait notamment idéal pour jouer le rôle de médiateur car il ne viendrait d’aucun parti politique. La crise que nous avons vécue l’été dernier prouve que nous en avons grandement besoin. Cela génèrerait aussi des liens étroits avec les autres monarchies constitutionnelles en Europe, ce qui n’est pas négligeable. Nous en avons récemment fait l’expérience quand le roi Michel fut invité l’année dernière par la reine d’Angleterre. Et en termes de prestige international, en termes d’image, je ne vois pas ce qu’il y aurait de mieux. Nous serions la seule monarchie des Balkans, cela attirerait assurément beaucoup de touristes. On essaie aujourd’hui de promouvoir notre image à travers nos campagnes, certains de nos produits agricoles, mais cela ne semble pas vraiment prendre. Par ailleurs, dans le cas de la Roumanie, une monarchie constitutionnelle permettrait sans doute de tirer un trait définitif sur ce passé communiste qui continue de nous hanter.
Ce changement est-il possible dans un futur relativement proche ?
La famille royale est très présente dans l’esprit des Roumains, médiatiquement aussi. Elle fait beaucoup pour aider la société civile, les jeunes, les démunis, les handicapés. Le roi Michel bénéficie toujours d’énormément de confiance de la part de la population. Et puis il a joué un rôle historique très important au cours de l’histoire récente, pas assez mentionné. En 1944, vers la fin de la Seconde guerre mondiale, alors qu’Hitler avait encore des vues sur le pétrole roumain notamment, c’est le roi qui, à peine âgé de 23 ans, a pris la décision de retirer la Roumanie de son alliance avec l’Allemagne, prenant le risque d’être éliminé par les nazis. Cet acte de courage a complètement changé l’histoire de l’Europe, a précipité la chute de l’Allemagne nazie et la fin de la guerre. Ceci dit, d’un point de vue institutionnel et politique, il faut aujourd’hui être réaliste. J’ai effectivement lancé un appel pour la restauration de la monarchie constitutionnelle – la princesse héritière Margareta succèderait alors au roi Michel, ndlr –, mais nos politiques sont loin de pouvoir accepter cette option. C’est un sujet un peu tabou, trop d’intérêts sont en jeu. Et puis ils ne veulent pas perdre leur pouvoir, et ne souhaitent pas qu’un personnage considéré neutre puisse les rappeler à l’ordre. Pourtant, au 19ème siècle, toute une élite de boyards avait accepté de sacrifier certains de ses privilèges pour que la monarchie se mette en place, pour unifier enfin le pays et le moderniser.
Comment la société roumaine reste-t-elle traumatisée par son passé communiste ?
La plupart des points négatifs dont nous nous plaignons aujourd’hui sont la conséquence directe de cette période. Après l’abdication forcée du roi Michel en 1947, ce que ce pays avait de meilleur, son élite, a été éliminé. La terreur s’est installée, mais aussi ce qu’on appelle communément une sélection à l’inverse : les plus dévoués au régime, les plus dociles, les plus influençables, ceux qui ne représentaient aucun danger ont été les premiers promus. Ce système a perduré jusqu’à aujourd’hui ; il n’est pas rare de retrouver des individus peu compétents au sommet de l’Etat, seulement parce qu’ils ont accepté de jouer le jeu de la corruption, du clientélisme, etc.
Les maux et les défauts dont souffre toujours la société roumaine viennent donc essentiellement du communisme…
En grande partie, oui, mais il y a aussi des raisons plus anciennes. Je vous invite à ce propos à lire le dernier livre de Lucian Boia De ce este România altfel ?. Le communisme a surtout éliminé ce que le pays avait de meilleur, tout en accentuant des comportements très néfastes, en premier lieu le vol. Beaucoup de Roumains sont devenus des voleurs malgré eux, parce que l’Etat leur avait tout pris et qu’il fallait bien survivre. C’est ainsi qu’être habile, plus malin que les autres pour obtenir certains biens est devenu plus important que l’honnêteté. Certes, il faut aussi relativiser, on voit aujourd’hui des jeunes qui ont décidé de rester en Roumanie et ont des projets tout à fait louables. D’autres cependant reproduisent un modèle basé sur la malhonnêteté.
Pensez-vous à une carrière politique ?
Je ne l’écarte pas, je suis ouvert à tout, et je viens d’une famille où la politique a toujours été très importante. Nous sommes de tradition libérale depuis cinq générations. J’ai un parent par alliance, Paul Străjescu, qui fut député au 19ème siècle, et un grand oncle chef de filiale du Parti national libéral, avant l’arrivée des communistes. Le Parti national libéral actuel est d’ailleurs, selon moi, le plus valable de tous les partis roumains, mais il lui reste encore pas mal de choses à résoudre. Il n’est pas exempt des maux auxquels j’ai fait allusion. Il faudrait par exemple promouvoir davantage l’entrée de personnalités extérieures à la scène politique traditionnelle.
Votre dernier livre, Le tempérament œcuménique, parle de l’héritage du christianisme et de son utilité en tant que religion mais aussi courant de pensée pour l’Europe actuelle. Que pensez-vous de l’Eglise orthodoxe roumaine ?
C’est une institution importante qui reste très populaire en Roumanie, les églises sont pleines. D’un autre côté, je crois ne pas être le seul à penser que l’Eglise orthodoxe aurait dû marquer davantage sa différence par rapport aux comportements qui ont prévalu sous le régime communiste. L’Eglise catholique a été beaucoup plus ouverte et capable de faire face aux erreurs passées. De son côté, la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe n’a jamais assumé sa collaboration avec le régime communiste. Il est par exemple décevant que plusieurs personnalités illustres victimes de la répression communiste n’aient pas été sanctifiées. Plus généralement, tout en cultivant sa tradition théologique, il faudrait qu’elle se modernise dans son attitude, et s’éloigne davantage de la sphère politique. Enfin, il y a un patrimoine historique de vieilles églises à protéger, l’Eglise orthodoxe devrait être plus active en ce sens plutôt que de construire de nouvelles églises toujours plus grandes et, malheureusement, plus laides. Elle devrait être plus active aussi pour défendre certaines valeurs. Il n’est pas normal, par exemple, que nous soyons devenus les champions de l’avortement en Europe, alors que 90% de la population se dit chrétienne.
Propos recueillis par Laurent Couderc (mars 2013).