Il a donné un nouveau visage à l’aide d’urgence en Roumanie. Au début des années 1990, c’est lui qui a fondé le fameux SMURD (Serviciul Mobil de Urgenta Reanimare si Descarcerare), reconnu aujourd’hui comme l’un des meilleurs services d’urgence en Europe. Devenu Sous-secrétaire d’Etat au ministère de la Santé en 2007, Raed Arafat s’occupe désormais de l’ensemble des services d’urgence du pays et continue à faire des gardes en tant qu’anesthésiste, le week-end. Pour ne pas se couper du terrain. Entretien avec un médecin hors du commun.
Regard : Certains disent que si vous vous présentiez à la mairie de Targu Mures, vous seriez élu…
Raed Arafat : Et bien je ne le ferai jamais… (sourire). Ma passion est l’aide médicale d’urgence, et ce depuis mes années de lycée. Après la révolution ici, en 1990, j’ai eu la possibilité de mettre en place un équipage de réponse rapide pour les urgences qui était lié à l’hôpital. Mais nous avons dû faire face à de nombreux blocages de la part des syndicats des ambulanciers, de la direction de la Santé, et de certains politiques locaux. En 1991, nous avons alors décidé de discuter plutôt avec les pompiers, à Targu Mures, qui sont d’abord des militaires en Roumanie. Et ils ont accepté de travailler avec nous pendant six mois.
Regard : Mais l’initiative était privée ou publique ?
R. A. : Privée mais sans but lucratif. L’idée était d’organiser au sein du système de santé public un service d’urgence efficace. Au bout des six mois, un comité d’évaluation nous a donné un avis favorable pour continuer l’activité avec les pompiers. Puis un acte normatif a suivi, stipulant que les pompiers pouvaient s’impliquer dans l’aide médicale urgente. Et à partir de 1993, d’autres villes, en commençant par Oradea et Sibiu, ont pu bénéficier de ce nouveau service d’urgence à la demande des pompiers, et non pas des hôpitaux qui ont simplement accepté de collaborer. En 1994, ce fut Cluj, avec l’aide des pompiers allemands de Cologne. Dès le début nous avons collaboré avec plusieurs pays. Par exemple, en 1993, le service d’urgence d’Edimbourg et les pompiers de Glasgow nous ont aidés afin de mettre en place la première équipe de désincarcération des véhicules accidentés. Ce qui explique le « d » à la fin de SMURD. Et le premier bâtiment pour l’accueil d’urgence de Targu Mures a été transporté intégralement depuis l’Ecosse, sur dix-huit camions. A l’époque, l’hôpital n’avait pas voulu nous céder l’espace devant l’entrée. C’était en 1994, avec le soutien de la BBC. Et puis nous avons aussi beaucoup collaboré avec les pompiers français et l’université Paris 12, en organisant, par exemple, des cours sur la médecine des catastrophes, en Roumanie. Aujourd’hui, nous avons un projet financé par des fonds structurels avec l’école des pompiers français, la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris et la Société française de médecine des catastrophes pour une formation sur la gestion des catastrophes, avec notamment un système de simulation virtuel. Ce sont par ailleurs des pompiers français qui ont formé les pom-piers roumains au début des années 1990. Nous avons aussi des internes américains en médecine d’urgence, 80 jusqu’à maintenant, qui passent avec nous trois à quatre semaines au SMURD de Targu Mures. Pour ne citer que quelques exemples.
Regard : Avant le SMURD, qui s’occupait des urgences ?
R. A. : C’était le service des ambulances. Le problème est qu’il était copié sur le modèle soviétique. Il s’agissait d’une sorte de polyclinique mobile avec un médecin généraliste, des sages-femmes, des infirmiers, mais qui n’assuraient pas vraiment les soins dans les cas de grande urgence, juste le transport jusqu’à l’hôpital. Il n’y avait pas de spécialistes en réanimation, d’anesthésistes, la mortalité pré-hospitalière était très élevée. Il fallait vraiment résoudre cette situation, et mettre en place un système copié sur le modèle français ou allemand, avec un médecin urgentiste et différents spécialistes qui fassent le lien depuis l’accident jusqu’à l’hôpital. Afin que le malade arrive stabilisé. Le SMURD est alors devenu la référence, le « commando » spécialisé dans les situations d’urgence particulièrement graves. Pour faire une comparaison avec la France, disons que le SMURD est la combinaison du SAMU et des pompiers, c’est un service intégré.
Regard : Ce SMURD fait donc partie du service hospitalier…
R. A. : Effectivement, il est une composante du système d’urgence, mais ne dépend pas seulement du ministère de la Santé comme le service des ambulances mais aussi de celui de l’Intérieur. Tout cela fut officiellement réglementé en 2006, quand la Roumanie, suite aux recommandations d’un groupe d’experts dont j’ai fait partie, a établi la loi sur la Santé, et notamment l’aide médicale d’urgence. Nous avons ensuite développé le service de transport aérien d’urgence par hélicoptère, qui est toujours une collaboration entre les ministères de l’Intérieur et de la Santé. L’Intérieur assure le fonctionnement technique des appareils et la Santé le médecin urgentiste ainsi que l’infirmière. Petite parenthèse : le 112 est en Roumanie le seul numéro d’urgence, et je tiens à signaler que bon nombre de pays européens ne sont pas encore arrivés à réunir l’ensemble de leurs services d’urgence sous un seul numéro. En juillet, nous allons d’ailleurs intégrer davantage les services du 112 afin que chaque appel soit immédiatement géré par l’ensemble des services, et non pas de façon indépendante par chaque unité, que ce soit la police ou les ambulances. Autre chose que je voudrais ajouter : depuis 1993, la médecine d’urgence est une spécialité en Roumanie, alors que ce n’est pas le cas par exemple en France – cela le sera, normalement, en 2012. C’est pourquoi l’accueil d’urgence est ici intégré, le patient ne va pas d’un service à l’autre, il est immédiatement pris en charge par le médecin urgentiste. Nous disposons aujourd’hui de 67 unités d’accueil d’urgence en Roumanie, notamment grâce à l’aide de la Banque mondiale.
Regard : L’ensemble du territoire ne bénéficie malheureusement pas d’un service d’urgence efficace, il y a des zones moins bien couvertes…
R. A. : Quand on met en place un tel système, tout ne se fait pas du jour au lendemain. L’important est en premier lieu de donner des services d’aide d’urgence de qualité, que le niveau soit irréprochable. Et bientôt le pays dans sa totalité en bénéficiera. Le système d’urgence a été reconnu comme une priorité par plusieurs gouvernements. Je ne suis Sous-secrétaire d’Etat que depuis 2007, et on m’a nommé pour m’occuper d’abord de l’aide d’urgence. Je suis resté dans l’idée de continuer de développer ce service, et les gouvernements successifs ont assumé leur responsabilité à ce niveau. L’engagement politique pour un système d’urgence fort s’est maintenu. A noter que le financement du système d’urgence ne dépend pas entièrement de la Caisse nationale de santé. Le SMURD et les services d’accueil d’urgence sont aujourd’hui financés par le budget de l’Etat, c’est-à-dire le ministère de la Santé et celui de l’Intérieur.
Regard : Mis à part les progrès et les succès de ce service d’urgence, que répondez-vous aux critiques souvent légitimes vis-à-vis d’un système de santé qui souffre de nombreux maux…
R. A. : Il est clair que le système de santé roumain a beaucoup de problèmes. Et il n’y a pas de solution magique. En premier lieu, l’allocation des fonds à la santé est de 3,5 à 4% du PIB (produit intérieur brut, ndlr), alors que la moyenne européenne est à 8%. Des pays comme la France allouent plus de 10% de leur PIB à la santé. Il faut donc redéfinir la santé en tant que priorité. Le ministre de la Santé ou le gouvernement actuel est d’accord avec ça, mais pour qu’il y ait véritablement un changement il faut une décision politique totale, c’est-à-dire de l’ensemble des forces politiques. Et la situation traine depuis vingt ans. En second lieu, il n’existe pas vraiment d’assurance de santé privée, il n’y a que l’assurance sociale, et jusqu’à l’année dernière beaucoup de gens ne payaient pas leurs cotisations. De quatre à cinq millions de personnes devaient financer la santé de plus de 20 millions d’habitants… Comment voulez-vous que cela marche ? Récemment le ministère a enfin décidé de diminuer le nombre d’individus exemptés de payer. C’est une solution, mais il faut aussi mieux définir le « paquet de base », que fait-on avec l’argent de l’assurance sociale ? Pour l’instant, la Caisse nationale de santé finance toutes les dépenses de santé, publiques mais aussi privées. Les mutuelles privées n’existent pas, comment alors tout financer avec 4% du PIB ? Et encore une fois, cela fait vingt ans que cela dure. C’est aussi pour cette raison que les médecins travaillent le matin dans le public et l’après-midi dans le privé, on en arrive à un véritable sabotage de l’hôpital public.
Regard : D’autant que les cliniques privées ne cessent de se développer…
R. A. : Je ne suis pas contre les cliniques privées, mais selon moi, et je parle là en tant que médecin et non pas Sous-secrétaire d’Etat, il serait très dangereux de permettre au secteur privé de se développer mais de délaisser le service public. Cela nous mènerait vers une discrimination très grave de l’accès aux soins pour la population.
Regard : Vous sentez une volonté politique pour ne pas en arriver là ?
R. A. : Le ministère a voulu mettre en place des choses pour résoudre ce problème mais il s’est heurté à beaucoup de résistance de la part du système lui-même. Le secteur privé a énormément d’influence sur tous les partis. Par ailleurs, les médias ne nous aident pas beaucoup, ils mettent dans la tête des gens que les services médicaux privés sont beaucoup mieux que les services publics. Alors que ce sont les mêmes médecins qui travaillent dans les deux. L’expérience dans d’autres pays montrent de plus que la privatisation exagérée du système de santé n’améliore pas les soins données à la population, il faut absolument maintenir un équilibre entre le privé et le public. Un exemple : le secteur privé ne va jamais vouloir prendre en charge des polytraumatisés, il ne va jamais vouloir prendre des cas trop compliqués, il ne va jamais vouloir prendre des cas qui vont durer pendant des semaines en soins intensifs. C’est bien à l’hôpital public de s’en charger. Sinon, le système sera déficient avec des conséquences désastreuses sur la population. Et puis regardez le SMURD, c’est un service d’Etat qui fonctionne parfaitement, aucun Roumain ne pourra le contredire.
Regard : Beaucoup de Roumains se plaignent par contre de devoir payer des pots-de-vin aux médecins pour se faire soigner…
R. A. : Je vais vous répondre encore une fois en tant que médecin. Personnellement, je n’ai jamais accepté en tant qu’anesthésiste d’argent des patients, et je peux dire la même chose de l’ensemble des collègues avec qui j’ai travaillé. Il ne faut pas généraliser. On ne parle pas de ceux qui ne touchent pas de pots-de-vin. Mais quand le cas se présente, on doit évidemment prendre des mesures sévères. Ces cas de corruption endommagent considérablement l’acte médical. Quand le malade donne quelque chose, il y a discrimination, tout est compromis. Et cela concerne autant le public que le privé. D’autre part, on résoudra le problème quand le corps médical sera enfin mieux payé. Mais il n’y a pas de solution magique, seul un ensemble de mesures, des conditions de travail aux revenus en passant par le contrôle des praticiens, conduira à l’éradication du problème.
Regard : Quand vous voyez de jeunes médecins roumains qui partent à l’Ouest, que ressentez-vous ?
R. A. : En Europe, et pas seulement en Roumanie, on a fait de grandes bêtises avec les ressources humaines du secteur de la santé. Les besoins du futur n’ont pas été pris en compte. En France par exemple, on a notamment maintenu un nombre limité de diplômés en médecine, sans calculer les besoins de spécialistes dans 20, 30 ans. En Italie, dans deux ans, des milliers de médecins partiront à la retraite, qui va les remplacer ? J’ai vu moi-même dans le service des urgences de Targu Mures comment des infirmières que nous avons formées pendant des années partaient à l’étranger. Et parallèlement, les étudiants de l’Ouest viennent étudier chez nous parce que les portes sont fermées dans leur propre pays. Par ailleurs, on prend des décisions pour le secteur médical sans penser aux conditions de travail des professionnels de la santé. Un exemple : la directive européenne qui limite le temps de travail à 48 heures par semaine n’est pas applicable dans le secteur médical, ce n’est pas possible. Ou bien on augmente le nombre d’employés de la santé. Bref, on prend des décisions sans réfléchir à leur impact. Et je réponds là à votre question… Quand des pays européens comme la France, en manque, importent des médecins de pays comme la Roumanie, c’est tout simplement la catastrophe. C’est regarder ses intérêts sans se soucier de ceux de son voisin, nous sommes pourtant supposés prendre des mesures ensemble, au sein de l’Union européenne. Je l’ai souvent dit lors de réunions à Bruxelles. Aujourd’hui, nous avons ici des hôpitaux qui n’ont plus d’anesthésiste de garde. On ne peut plus y opérer des polytraumatisés, il faut les envoyer ailleurs.
Regard : Vous sentez qu’il y a des réactions au niveau européen qui vont dans votre sens ?
R. A. : Oui, mais tout ça va prendre du temps. Et il faut que la Roumanie réagisse aussi, et augmente notamment le budget alloué à la santé pour mieux payer les acteurs sanitaires.
Regard : Une question plus personnelle, liée au dossier principal de notre revue : qu’est-ce qui vous fait rester en Roumanie ?
R. A. : J’aime ce pays, c’est ma maison. Ici on peut créer des choses, on ne fait pas seulement partie d’un système. J’ai décidé de rester en Roumanie quelques mois avant la révolution, en 1989, sans y être forcé. Après mes études à Cluj, je n’ai pas reçu de visa pour continuer mes études en France, cela a trop tardé. J’avais alors un passeport jordanien. Mais qu’importe, très vite j’ai décidé de m’installer ici, à Targu Mures. Et ce jusqu’en 2007, quand je suis arrivé à Bucarest en tant que détaché auprès du ministère. Aujourd’hui je fais le va-et-vient entre Targu Mures et Bucarest.
Regard : Je crois d’ailleurs savoir que vous repartez à Targu Mures après cet entretien…
R. A. : Non, cette fois-ci j’ai décidé de rester, car lundi je dois me rendre à Genève.
Propos recueillis par Laurent Couderc (mars 2013).