Député du Parti national libéral au Parlement et membre de la commission pour l’enseignement, Adriana Saftoiu fut la conseillère du président Basescu. Experte en communication et relations publiques, ses opinions sur la vie politique roumaine sont sans concession. Entretien avec une femme expérimentée, au regard aiguisé et aux propos sincères. Rare…
Regard : Votre parti, le Parti national libéral, s’est récemment allié au Parti social démocrate pour former l’Union sociale libérale. L’objectif purement électoral de cette alliance est évident, ces deux partis viennent de deux familles politiques opposées, cela ne vous dérange-t-il pas ?
Adriana Saftoiu : C’est une alliance qui souhaite arriver au pouvoir. Il n’y a rien de mal à cela, simplement il n’est pas suffisant de vouloir gagner. Et malheureusement, des différences en termes de vision et de propositions sont apparues, notamment au niveau local. C’était à prévoir. A mon sens, le Parti national libéral pourrait parfaitement continuer son chemin, avec l’objectif d’arriver au pouvoir, de façon indépendante. Car je ne crois pas que nos électeurs de droite se retrouvent dans le parti au pouvoir, le Parti démocrate libéral, alors que nous pouvons répondre à leurs attentes. Quoi qu’il en soit, le clivage gauche-droite est peu lisible en Roumanie, l’électorat et la classe politique ne se basent pas sur les idéologies mais les personnes.
Regard : Comment expliquez-vous le rejet souvent radical de la population vis-à-vis des politiques ?
A.S. : Il n’y a pas qu’en Roumanie que la classe politique souffre d’une mauvaise image. Ceci dit, ces dernières années, il est vrai qu’ici nous observons une sorte de régression. Il y a six, sept ans, la scène politique offrait plus d’espoirs. Aujourd’hui, les gens ne savent plus pour qui voter. Cela parce que faire de la politique est encore synonyme de privilèges, et que beaucoup s’accrochent à leur mandat juste pour bénéficier de ces privilèges. J’ai aussi vu comment de jeunes parlementaires remplis d’idéaux devenaient les copies conformes de ceux qu’ils critiquaient trois ans auparavant. Il est un peu embarrassant pour moi de vous dire ça mais soyons sincères, nombreux sont les politiques roumains qui désirent un poste à responsabilité seulement pour bénéficier d’une secrétaire et d’une voiture de fonction avec chauffeur. En tant que parlementaires, on gagne 850 euros par mois. Mais certains d’entre eux ont des notes de frais hallucinantes, ne serait-ce que leur logement peut coûter jusqu’à 2000 euros par mois. Il n’y a aucune transparence. Au Parlement européen, les salaires et les frais sont fixes ; ici ils ne veulent pas. La notion de fonctionnaire, au sens strict du terme, c’est-à-dire de travailler pour l’intérêt général, est mise entre parenthèses à cause de la façon dont nous nous comportons. La fonction sert l’homme politique alors que ce devrait être le contraire. Au Parlement, je ne suis pas la seule à penser de la sorte, mais nous sommes une minorité. Je lisais récemment les mémoires du roi Carol 1er. Lors d’un débat plutôt vif avec certains dirigeants de parti, ces derniers ont décidé de démissionner car ils étaient en désaccord avec le roi. Son conseiller lui aurait alors rétorqué qu’il était plutôt positif de voir que ces hommes politiques tenaient avant tout à leurs idées. Aujourd’hui, ils tiennent avant tout à leurs privilèges.
Regard : Comment vivez-vous alors votre quotidien au sein du Parlement ?
A.S. : Au début, j’étais plutôt satisfaite et fière d’avoir été élue. Aujourd’hui, je me rends compte que le Parlement roumain est une institution totalement inefficace. On ne fait qu’y voter des lois, il n’y a pas de débats. Les arguments ne comptent pas, il n’y a qu’une seule logique : être pour ou contre. Si je dis quelque chose, on me répond que je suis de l’opposition, donc que cela ne compte pas. Inversement, si une proposition vient du pouvoir, l’opposition vote contre. Il y a pourtant des sujets très importants qui ont besoin d’un consensus, comme l’éducation, par exemple. La loi sur l’éducation aurait dû être approuvée suite à un accord entre tous les partis, afin qu’elle reste stable et ne change pas après chaque élection. Cette instabilité permanente touche tous les domaines. Dès que le pouvoir change, tout change, on remplace les hommes, les lois, rien ne reste… Comment voulez-vous qu’un pays évolue dans ces conditions ? Il existe effectivement des gens très compétents, mais si je vous fais aujourd’hui une liste de ces personnes, qui ont un vrai sens de l’intérêt public, je ne suis pas sûre que vous les retrouviez au Parlement d’ici deux ou trois ans. Car ce qui prime, ce sont les relations, et non pas les compétences. C’est un système clientéliste.
Regard : Combien de temps encore faudra-t-il attendre pour que ce système nocif dont vous parlez disparaisse ? Une génération ?
A.S. : Je dirais plutôt deux. Espérons que nous aurons alors une classe politique responsable, au service des citoyens. Ceci dit, les hommes politiques d’aujourd’hui ne sont pas les seuls coupables de la situation actuelle, mais aussi la société roumaine. Je vous donne un exemple : dans le département de Buzau, les électeurs savaient que l’adversaire de l’actuel ministre de la Justice était sous le coup d’une procédure pénale, mais une majorité a quand même voté pour lui.
Regard : C’est la période communiste qui explique cette attitude ?
A.S. : Evidemment, près de cinquante ans de communisme ne s’efface pas du jour au lendemain. Aujourd’hui il n’y a plus de repères. Surtout, il nous manque des institutions dont l’autorité est garantie et respectée. Pour l’instant, les individus ont plus de pouvoir que les institutions, alors qu’au sein d’une démocratie réelle ce devrait être exactement l’inverse. Selon moi, tout part de l’école. Notre système éducatif s’est fortement détérioré, et les jeunes actuels ne savent plus faire la différence entre ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas. Très jeunes, trop jeunes, ils pensent que l’argent est le plus important, que le succès, c’est l’argent. Les valeurs fondamentales, le respect, l’honnêteté, le travail, se perdent. Un exemple : des métiers manuels tout à fait louables, comme être charpentier ou menuisier, sont mal vus, et il est devenu pratiquement impossible de trouver de bons professionnels dans ces domaines. Cioran disait que la Roumanie était avant tout un pays rural… Mais il n’y a rien de mal à être rural, je dirais même au contraire. Je me réfère à une ruralité moderne, avec de jeunes fermiers, un agrotourisme développé, ce qui voudrait aussi dire avoir une classe politique visionnaire, qui sache décider de l’évolution du pays, agricole, industrielle, etc. Il faut enseigner aux jeunes ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, ou peu en fin de compte. Actuellement, la plupart des métiers manquent de crédibilité, on déprécie les professeurs, c’est-à-dire l’école, les policiers, c’est-à-dire la loi, les médecins, c’est-à-dire notre système de santé, les magistrats, c’est-à-dire la justice, etc, il n’y a plus personne debout. On critique tout et tout le monde. Comment voulez-vous arriver à quelque chose ? Le déclic arrivera quand enfin quelqu’un ou des gens auront et présenteront un autre discours, un discours constructif. Pour cela il faut un élan, une force positive qui vienne de la société elle-même.
Regard : Mais beaucoup de Roumains vivent dans des conditions qui ne leur permettent pas de faire des projets, ils ne peuvent qu’essayer de survivre au jour le jour…
A.S. : Prenez l’exemple de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, le pays était en ruine, pourtant il s’est reconstruit et de quelle façon… Ces gens ont su se réunir autour d’un projet et lui donner un sens positif. Mais la situation actuelle arrange la classe politique roumaine, car il est plus facile de contrôler, de dominer un peuple quand il reste pauvre. Et de se faire élire en offrant aux citoyens un panier de provisions pendant les campagnes électorales. Vous imaginez un politique allemand, français ou britannique agir de la sorte ?
Regard : Comment expliquez-vous les résultats désastreux du dernier baccalauréat?
A.S. : Je pense que ce n’est pas la faute des jeunes. Un enfant mûrit grâce à la société qui l’entoure, à sa famille, à l’école, aux médias… Certes il s’agit d’une génération très impatiente, mais le problème vient du système d’enseignement. Chaque année, ce dernier subit d’innombrables modifications, notamment en termes d’évaluation, ce qui est très perturbant pour les élèves. D’un autre côté, ce qui aurait dû être changé, les programmes scolaires, sont restés les mêmes, et ce depuis 1997. Une nouvelle fois, notre manque de vision a porté préjudice à quelque chose de crucial, d’essentiel : l’éducation de nos enfants. Dans la plupart des autres pays européens, le système éducatif est renouvelé tous les dix ans, car la société change. Comment reprocher à des adolescents de ne pas réussir quand leurs programmes scolaires ne sont pas adaptés au présent ? Ils se demandent à quoi cela va leur servir, et ils ont raison. Sans parler du fait qu’il y a beaucoup trop de matières à étudier, et qui sont mal orientées. Autre ineptie, les écoles professionnelles ont été rayées de la carte, remplacées par des lycées techniques. Pourtant ces écoles formaient des artisans dont le pays aurait bien besoin. Et quelle autre opportunité offre-t-on aujourd’hui à ces jeunes qui n’ont pas envie d’étudier à la faculté ? Au baccalauréat, ce sont les élèves des lycées techniques qui ont majoritairement échoué, on leur a donné les mêmes épreuves que dans les autres lycées, alors que leurs programmes sont différents. C’est aberrant. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas inquiète pour les jeunes générations, elles trouveront leur voie. Ce qui m’inquiète, c’est surtout notre système d’enseignement.
Regard : Vous avez été la conseillère du président Traian Basescu jusqu’en 2007. Que pensez-vous de lui ?
A.S. : Je préfère ne pas trop m’épancher sur ce sujet, ce ne serait pas très élégant de ma part. La seule chose que je peux vous dire c’est que je regrette qu’un homme, avec de telles qualités en tant que dirigeant politique, intelligent, courageux, charismatique, ait tout simplement échoué. Et cela, d’après moi, parce qu’il n’a pas su donner un sens positif à sa politique, son discours a constamment été conflictuel, négatif, ce qui a créé de fortes tensions dans l’ensemble de la société. Il a mené un projet personnel, mais il n’a pas réussi à rassembler tous les Roumains. Ce qui est pourtant l’un des principaux objectifs de sa fonction.
Regard : En tant que journaliste, que pensez-vous des médias roumains ?
A.S. : Ils sont beaucoup trop politisés, et les sujets politiques occupent trop d’espace. Souvent je me demande quand les hommes politiques ont le temps de travailler, ils donnent tellement d’interviews… Il faudrait que les thèmes sociaux, culturels et même éducatifs soient davantage mis en valeur. Je ne suis pas d’accord quand les professionnels des médias disent qu’ils ne sont pas là pour éduquer les gens, selon moi ils ont un rôle éducatif évident et doivent se sentir responsables vis-à-vis des citoyens, car ce sont eux qui occupent l’espace public. Les médias ont perdu beaucoup de leur crédibilité car ils sont à la botte des politiques. Et quand on ne parle pas de politique, à la télévision notamment, il n’y a que des émissions de divertissement de très mauvaise qualité.
Regard : Que ressentez-vous quand, à l’étranger, l’image de la Roumanie est mise à mal ?
A.S. : C’est un problème de communication, de marketing. Vous savez, en France, en Angleterre ou ailleurs, j’ai vu des individus bien plus mal éduqués qu’en Roumanie. De quels Roumains parle-t-on à l’Ouest ? Juste de ceux qui émigrent sans travail, sans but, et avec parfois de mauvaises intentions. Représentent-ils les Roumains dans leur ensemble ? Je ne crois pas qu’il y ait plus de personnes peu fréquentables en Roumanie qu’en France, et il faudrait aussi se poser la question de savoir comment la loi est appliquée dans ces pays, selon quels critères. Pourquoi ne parle-t-on pas des Roumains qui travaillent chez Alcatel à Timisoara et qui ont été choisis pour résoudre les situations d’urgence en France ?
Regard : Où vous voyez-vous dans cinq, dix ans ?
A.S. : Difficile de répondre à votre question… Je dirais d’abord que faire de la politique n’est pas quelque chose de vital pour moi, même si je continuerai à faire mon travail du mieux possible, et même si, comme je vous le disais précédemment, dans le domaine politique en Roumanie les compétences ne sont pas le plus important. Mais je ne sais pas si je serai candidate pour un nouveau mandat parlementaire l’année prochaine. Je ne sais pas, on verra…
Propos recueillis par Laurent Couderc (novembre 2012).