Entretien réalisé au parc Cetăţuia de Cluj-Napoca le mercredi 25 septembre dans l’après-midi, en roumain.
Spécialiste des questions relatives au logement, Enikő Vincze a été professeur de sociologie à l’université Babeş-Bolyai où elle s’occupe encore de quelques doctorants. Elle explique les dérives du développement urbain de sa ville, Cluj-Napoca…
Comment Cluj-Napoca a-t-elle particulièrement changé depuis les années 1990 ?
Les transformations des années 1990 et 2000 ont été importantes. Les anciennes usines ont fermé, les ouvriers qui y travaillaient ont perdu leur emploi, certains ont quitté la ville, d’autres sont partis à l’étranger. Ce n’est qu’à partir de 2005 que Cluj a commencé à se redévelopper économiquement et à attirer de nouveaux travailleurs. Mais depuis, malheureusement, l’État n’a plus construit de logements sociaux ; l’accès à un toit passe par le seul mécanisme de l’offre et de la demande, ce qui explique en partie l’augmentation des prix. Parallèlement, les gens se sont mis à construire des maisons à la périphérie de la ville, à la place de champs, intégrées ensuite à la zone urbaine. On a observé le même phénomène dans des municipalités autour de Cluj comme Baciu, Apahida, et bien sûr Florești qui, avec plus de 50 000 habitants, est la commune la plus peuplée de Roumanie. Il n’y a pratiquement plus de zones tampons entre ces communes et Cluj, à tel point que certains commencent à envisager une aire métropolitaine unie avec un seul et même maire. Enfin, depuis 2014, troisième tendance, l’arrivée de nouvelles constructions à l’endroit d’anciennes plateformes industrielles. Les promoteurs ont vite senti le potentiel de ces zones semi-centrales qui disposent de certains avantages : l’emplacement, une infrastructure, un accès aux services publics et aux routes. En résumé, depuis les années 1990, c’est le secteur privé qui fait la pluie et le beau temps et effectue les planifications urbanistiques zonales, la mairie se contentant de les approuver et de valider ou pas les dérogations au plan d’urbanisme général.
La ville attire-t-elle toujours autant ?
De façon générale, oui. Il y a tous ces étudiants et des emplois dans les services, le secteur bancaire, l’informatique… Ceux qui peuvent se le permettre ont acheté un logement à Cluj au cours des cinq, six dernières années non pas pour y vivre, mais pour investir. Cette question de la financiarisation du logement est un vrai souci, et pas seulement à Cluj. Dans un quartier central, le mètre carré vaut en moyenne 2400 euros, faisant de Cluj la ville la plus chère de Roumanie après Bucarest. Cela se répercute évidemment sur les prix des locations qui ont explosé, sans que le bon état général des appartements soit assuré. Mais mis à part ceux qui gagnent moins que le salaire moyen local estimé à 6000 lei net par mois – environ 1200 euros, ndlr –, la situation convient à tout le monde, à la ville, aux universités, aux propriétaires et aux promoteurs. D’où l’absence d’investissements publics dans des logements sociaux. Et cette bulle spéculative est accentuée par les événements de type Untold ou Tiff qui attirent pas mal de monde et notamment des étrangers. Dans notre étude publiée en 2019 intitulée « Chantiers en cours pour le profit », nous avons constaté que les promoteurs roumains misaient surtout sur le locatif résidentiel, tandis que le capital étranger se concentrait sur les immeubles de bureaux et les centres commerciaux qu’ils louent sur des périodes plutôt longues.
La situation génère-t-elle du mécontentement ?
Si notre étude n’a guère suscité de réactions de la part des autorités, il y a tout un mouvement qui s’est mis en place depuis 2010 suite à l’évacuation de familles roms qui vivaient dans des logements semi-informels du quartier Mărăști. 350 personnes ont alors été déplacées de force à proximité d’une décharge située à Pata-Rât en périphérie, par moins 20 degrés, deux jours avant Noël… Des familles entières. Cela fait maintenant quatorze ans que nous soutenons ces gens, notamment en les aidant dans leurs démarches et leurs demandes de relogement. Mais seules dix demandes ont abouti depuis tout ce temps ; ces personnes vivent toujours près de la décharge, et dans une grande pauvreté. Pour la mairie, là-bas, elles sont à leur place. D’un côté, j’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une prise de conscience face à ces problèmes de justice sociale. De l’autre, on dirait que beaucoup de personnes ont honte d’admettre qu’il peut être difficile de vivre à Cluj. Alors ils ne se mobilisent pas, comme paralysés par le discours ambiant. Dans beaucoup de médias et le langage des décideurs, il est surtout mis en avant des idées du type « si vous ne pouvez pas payer, vous n’avez qu’à partir », ou que les investissements immobiliers sont, je cite, « bons pour l’environnement et pour construire des communautés ». J’ai maintenant en tête l’immense projet du mall Rivus à deux pas du centre-ville sur le site d’une ancienne usine de la société Carbochim. Plusieurs écosystèmes seront détruits en bordure de rivière, tout en rajoutant du trafic automobile dans une ville qui suffoque. Ceci étant, le mécontentement commence à se faire sentir, et depuis deux, trois ans, de plus en plus d’habitants quittent la ville. Le maire Emil Boc – qui vient de remporter un sixième mandat, ndlr – est désormais critiqué sur la qualité de vie, le manque d’espaces verts et de pistes cyclables. La mairie doit changer de vision, d’autant qu’elle en a les moyens.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (25/09/24).