Entretien réalisé le vendredi 27 septembre en fin de journée, par téléphone et en roumain.
Après un premier échange en avril 2021 avec Răzvan Rughiniș, cofondateur du programme éducatif Innovation Labs, rencontre avec Daniel Rosner, l’autre cofondateur, également chargé de cours à la Faculté d’informatique de l’université Politehnica de Bucarest. À nouveau, il sera question de notre rapport au progrès technique…
Lors de notre précédent entretien avec Răzvan Rughiniș, celui-ci affirmait qu’une méfiance s’était installée, que les gens s’interrogeaient sur les conséquences de progrès toujours plus rapides… « L’humanité connaît la période la plus faste de son histoire. Pourtant, on observe partout une baisse dramatique du niveau de satisfaction personnelle. » Quelle est votre opinion face à cette dichotomie croissante entre les progrès techniques et le bien-être de façon générale ?
Je suppose que vous faites surtout référence aux nouvelles technologies. À mon sens, plusieurs aspects sont à prendre en compte. Une partie de la société utilise les technologies de manière positive, elle profite de leur efficacité, du gain de temps et de l’amélioration subtile de l’information qu’apportent ces technologies. Mais, malheureusement, beaucoup n’ont pas l’éducation nécessaire pour utiliser les technologies à leur avantage, ce qui génère chez eux une perte de temps énorme et une hausse de leur déficit d’attention, je pense en particulier aux jeunes. Les réseaux sociaux, parce qu’ils sont basés sur le concept de gratification instantanée, réduisent considérablement l’attention et la patience des utilisateurs. Ce qui n’a rien d’étonnant vu que l’objectif de ces applications est de générer de la richesse pour leurs actionnaires, pas d’améliorer le bien-être au sein de la société. Inversement, les laboratoires d’innovation comme le nôtre encouragent les jeunes à créer des start-ups technologiques qui répondent d’abord à la question de la valeur qu’elles apportent à leurs utilisateurs. Fondamentalement, l’objectif est d’aider les utilisateurs à gagner du temps et à améliorer leur quotidien en s’interrogeant sur ce qui va les pousser à utiliser telle ou telle application. À terme, l’idée est clairement de faire évoluer la société de façon positive.
Vous venez de le mentionner, les algorithmes des réseaux sociaux sont pensés pour nous rendre addictifs. « La technologie n’est pas bonne ou mauvaise, tout dépend de la manière dont on s’en sert » est une phrase qu’on entend souvent, un lieu commun qu’il est pourtant nécessaire de remettre en cause…
Je suis tout à fait d’accord. Toute technologie peut être créée à bon ou mauvais escient. La direction choisie fait toute la différence, notamment si nous parlons de numérisation artificielle, celle qui détermine la réaction des algorithmes. Concernant les applications des réseaux sociaux, je pense que l’UE comme les États-Unis devraient renforcer la réglementation en la matière, par exemple autour de l’authentification de l’utilisateur afin de lutter contre les faux comptes qui propagent des fake news. Nous acceptons les réglementations et limitations imposées par la législation dans beaucoup de domaines ; dans les transports, des voitures aux avions et aux bateaux, dans les systèmes médicaux, la construction, la technologie électronique et les systèmes de télécommunication, et aussi dans la vie quotidienne, à la fois pour nous les utilisateurs, mais également pour les entreprises qui fabriquent des équipements sans que personne ne se plaigne de « limitation des droits » ou de « lois anti-business ». Mais lorsqu’il s’agit des réseaux sociaux, dont l’impact sur la société est déterminant, nous n’avons que très peu de réglementations, de peur de contrarier quelques grands groupes. Or, nous pourrions élaborer une législation commune, tant de pays sont concernés…
La Roumanie, comme la plupart des pays d’Europe centrale et de l’est, semble immunisée face aux critiques qui s’accumulent à l’Ouest vis-à-vis de la façon dont on perçoit le progrès, c’est-à-dire d’une manière presque entièrement technique avec des conséquences potentiellement dramatiques. Exemple : la surexploitation minière des terres rares, indispensables au développement numérique est pointée du doigt par nombre de géologues comme étant une bombe à retardement. La « technophilie » n’est-elle pas un peu aveugle ?
Effectivement, et je pense que nous avons un problème de rapport au temps. Nous vivons dans une société de consommation qui nous pousse à l’utilisation de métaux ou terres rares, et de matériaux parfois non recyclables. Malheureusement, si les directives existantes en la matière au niveau de l’UE améliorent les choses, elles ne le font pas de manière ciblée. Par exemple, il existe une directive obligeant les fabricants à rendre progressivement leurs produits réparables. Or, de nombreux objets continuent d’être conçus pour être remplacés et non réparés. Une mesure plus contraignante, détaillée et spécifique pourrait donc vraiment changer la donne. Instaurer davantage de recyclage, encourager la réutilisation, donner une nouvelle vie aux vieux appareils, je pense que c’est la meilleure approche pour la durabilité. Nous devons trouver un moyen de faire en sorte que la technologie profite à l’ensemble de la société et planifier l’impact de notre consommation à long terme. Certes, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais je suis persuadé que réglementer, sans entraver le progrès, est la seule solution. Il s’agit de trouver le bon équilibre.
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud (27/09/24).