Après avoir atteint un pic en 2013, le marché roumain de l’art est mal en point. Paradoxalement, la fin de la crise économique n’a pas été une bonne nouvelle, les investisseurs ont délaissé cette valeur refuge pour les secteurs qu’ils connaissent le mieux, l’immobilier ou la bourse. Les experts voient néanmoins quelques signes encourageants.
Dans les élégants salons du palais Cesianu-Racoviță qui abrite la maison de ventes Artmark, collectionneurs, investisseurs et simples curieux examinent les toiles accrochées aux murs, comparent les prix, chuchotent ou prennent des notes. Mais une fois la mise aux enchères lancée, rares sont ceux qui s’aventurent à faire une offre. Les trois « joyaux » mis en vente ce soir de février pour environ 16 000 euros chacun – un Nicolae Tonitza, un Ştefan Luchian et un Corneliu Baba – ne trouveront pas d’acheteur et devront attendre de meilleurs jours pour changer de propriétaire.
« Je décrirais le marché de l’art 2015 comme une agonie sans extase », déclare sans ambages Cristian Anghel, curateur de la maison de ventes Goldart. « Les acheteurs se sont retirés du marché, au moins pour un certain temps, et les prix des œuvres d’art ont baissé jusqu’à 60% par rapport à 2010-2011 », déplore-t-il – voir aussi l’article dans le numéro 54 de Regard (mars 2012), page 54.
Plus nuancé, Artmark, qui domine le marché, évoque une année 2015 au parcours « prévisible », avec des résultats « plus que décents, vu les conditions économiques et socio-politiques ». Avant de citer une « surprise agréable », soit la vente pour 160 000 euros d’un tableau de Theodor Amman, entré du coup dans le classement des dix toiles les mieux vendues en Roumanie, en 9ème position. En outre, indique Theodora Modovan, la porte-parole d’Artmark, si le volume des transactions « n’a pas énormément progressé en 2015, le nombre des transactions a, quant à lui, clairement augmenté ». Cristian Anghel rappelle toutefois que l’exploit réalisé par Goldart en 2013 avec le tableau « Deux filles » signé par Ştefan Luchian, adjugé 300 000 euros, n’a toujours pas été égalé.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : si en 2013, les transactions réalisées par les maisons de ventes ont dépassé 15 millions d’euros, soit un niveau record pour la Roumanie, l’année suivante fut marquée par une chute nette, à 9,7 millions d’euros. 2015 apporta une très légère amélioration, avec des ventes totalisant 10 millions d’euros. Par ailleurs, en 2013, les tableaux des trois peintres les mieux vendus (Nicolae Tonitza, Nicolae Grigorescu et Ştefan Luchian) ont été adjugés 2,4 millions d’euros au total. L’année dernière, les ventes du top trois (Theodor Amman, Nicolae Tonitza et Nicolae Grigorescu) n’ont atteint que 1,1 million.
« Au cours des six derniers mois de 2015, nous avons assisté à un retour des investisseurs vers les marchés qui leur sont plus familiers », explique Dan Tudor, dont le site spécialisé Tudor Art recense les transactions et dresse un précieux index des artistes roumains. Le marché de l’art a ainsi évolué à contre-courant : en temps de crise, lorsque l’immobilier et les bourses se sont effondrés et les investisseurs cherchaient des domaines alternatifs pour placer leurs capitaux, il a progressé. Mais dès que l’économie s’est rétablie, offrant de nouveau de belles opportunités d’investissement, l’art a perdu de son attrait.
« Partout dans le monde, le marché de l’art offre cependant des rendements substantiels et en hausse permanente. En temps d’instabilité économique et financière, ce marché permet de conserver, sinon d’augmenter la valeur des investissements », tient à souligner Dan Tudor. Selon les experts d’Artmark, le rendement moyen du marché de l’art roumain a augmenté d’environ 20% par an depuis 1995.
L’historien de l’art Erwin Kessler préfère voir lui aussi la moitié pleine du verre : « Les transactions d’art moderne et d’avant-garde (faisant partie du patrimoine et donc plus cher, ndlr) ont chuté. En revanche, celles d’art strictement contemporain (où les prix sont plus bas, ndlr) ont augmenté. Le marché de l’art contemporain est en expansion, de nouveaux noms voient leur cote progresser, tandis que dans l’art moderne, les noms consacrés sont toujours les mêmes et leur rendement plafonne ou diminue. » Il s’agirait d’une dynamique normale, alors que « les collectionneurs absorbent graduellement l’art actuel, pas seulement parce qu’il est moins cher mais aussi parce qu’il est épargné des phénomènes tels que les faux ou les surévaluations spéculatives », ajoute Erwin Kessler, l’auteur d’une « Radiographie de l’art roumain après 1989 ».
De leur côté, nombre de galeristes et de jeunes artistes évoquent les aléas d’un marché encore « balbutiant ». « Il y a certes des vernissages, il y a même une foire annuelle d’art (Art Safari, ndlr), mais le nombre et le volume des transactions d’œuvres d’art contemporain ne permettent pas de parler d’un véritable marché », ajoute Cristian Anghel.
Avec plusieurs expositions personnelles à son actif et un tableau vendu 12 000 livres à la Royal Academy of Arts Summer Exhibition de 2015, Andreea Albani, 27 ans, peut témoigner des difficultés pour un jeune plasticien à se frayer un chemin. Il y a d’abord les contraintes financières : « Les matériaux sont très chers, le loyer pour un atelier aussi. Souvent, l’absence de ressources empêche un artiste de réaliser ses projets », confie-t-elle. « Réussir à se faire représenter par une galerie aide beaucoup, mais même dans ce cas-là, les choses n’avancent pas d’elles-mêmes vu que très peu de galeries ont des plans sérieux de gestion et de promotion. » Et d’ajouter : « Si un jeune artiste veut exister, il doit s’affirmer aussi à l’étranger. »
En ce sens, le parcours d’Adrian Ghenie est exemplaire. Ce peintre né en 1977 à Baia Mare est devenu l’artiste contemporain roumain le mieux coté à l’étranger. En février, sa toile »The Sunflowers in 1937″ a été adjugé 3 117 000 livres sterling (environ 4 millions d’euros) lors d’une vente chez Sotheby’s. Son précédent record datait de 2014, lorsque « The Fake Rothko » avait été vendu pour 1,4 million de livres.
Mais pour en arriver là, il faut surmonter de nombreux obstacles. « Quelques artistes essayent, individuellement, de participer à des concours internationaux, certaines galeries s’efforcent aussi de représenter les artistes dans des foires internationales ou des biennales, mais il est souvent difficile d’y avoir accès », notamment à cause des coûts élevés, souligne Andreea Albani. En Roumanie, « vendre une œuvre relève de la loterie ; introduire de jeunes artistes dans les portefeuilles des galeries roumaines est assez risqué, et collectionner de l’art contemporain, surtout d’un artiste inconnu et en se basant uniquement sur son flair, est plutôt rare », estime-t-elle.
Les choses bougent cependant. Selon Erwin Kessler, nombre de collectionneurs « transgressent le système des galeries et des maisons de ventes » pour entrer directement en contact avec les artistes. « C’est un signe de maturité du marché, l’apparition d’une catégorie de gens aisés qui explorent les marchandises culturelles et spirituelles. »
Dan Tudor parie lui aussi sur une nouvelle tendance… « Les maisons de ventes se tournent de plus en plus vers les collectionneurs d’art qui, eux, ne doivent pas choisir entre plusieurs domaines pour faire un bon investissement. » En outre, « les analystes prédisent de nouvelles turbulences financières, il est fort possible que les investisseurs rejoignent de nouveau les rangs des collectionneurs ».
Estimant que, de plus en plus en Roumanie, collectionner de l’art devient un indicateur de prestige social, Cristina Olteanu de l’Institut Artmark de management de l’art (IMA) appelle à choisir « des œuvres qui plaisent », en se préoccupant moins de leur valeur en tant qu’investissement. Car « si vous regardez de près les collections les plus précieuses d’aujourd’hui, vous allez voir qu’aucune d’entre elles ne ressemble à un portefeuille financier ».
Mihaela Rodina (mars 2016).