Cent ans après les débuts bruyants et déjantés du mouvement Dada au Cabaret Voltaire de Zurich, la plate-forme web Dada-Data revisite et transforme en mode de vie quotidien l’audace artistique et l’esprit contestataire de Tristan Tzara et de ses acolytes *. Avec le soutien de l’Institut français de Bucarest et de l’ambassade de Suisse en Roumanie, ce projet interactif aura une version en roumain à compter du 16 avril, date de naissance du poète Tzara. Entretien avec les créateurs de Dada-Data, David Dufresne, chercheur, auteur et réalisateur canadien, et Anita Hugi, journaliste indépendante suisse.
Regard : N’assiste-t-on pas à une banalisation du Dadaïsme et de son esprit original dans la société contemporaine, notamment parce qu’aujourd’hui, il y a Internet ?
David Dufresne : La réponse est simple : « Rien pour demain, rien pour hier, tout pour aujourd’hui. » C’est Francis Picabia qui parle. Dada-Data est né de cette idée chère aux Dadaïstes, celle du « maintenant ». Or, le maintenant de maintenant est le web. Un internaute a récemment écrit sur Twitter : « Dada is not dead, Dada is web. » Voilà le fond de notre pensée. Dada banalisé ? Nous n’y croyons pas, pas plus que nous ne croyons au passé ou au futur. Et si tapis il y a, il s’agit de tirer celui sur lequel nous sommes installés, faire en sorte que le sol se dérobe. Rien dans Dada-Data n’est mémorialiste, et à dire vrai, être dadaïste sans effort serait peut-être la plus éclatante victoire du mouvement Dada. D’autant que l’esprit Dada heurte encore beaucoup, nous l’avons vu lors de la production Dada-Data (dada-data.net est une co-production de la radiotélévision suisse (SRG-SSR), la chaîne franco-allemande Arte, Docmine, Pro Helvetia et Akufen, ndlr). Exemple : de grands partenaires média ont refusé de s’associer au projet. Selon eux, notre Dada-Block, qui remplace les publicités du web par de vraies réclames Dada, attaque de plein fouet leur modèle économique.
Anita Hugi : Alors qu’en fait, le Dada-Block n’attaque pas juste la place de plus en plus envahissante de la publicité sur le web, mais aussi les mouchards qui sont cachés dans ces publicités, et qui savent tout de nos chemins digitaux, d’où nous venons, où nous allons, qui nous sommes.
Y a-t-il une actualité qui concerne Dada ?
D.D. : Retournons la question : y a-t-il une actualité tout court ? Et si oui, qui la déciderait ? Ce que chacun peut constater est que l’actualité de 2016 est identique à celle de 1916 : la mainmise de l’argent, la guerre, les frontières qui s’érigent, l’esprit réactionnaire qui domine…
A.H. : Dada restera toujours actuel s’il s’agit de regarder de près la relation au pouvoir. Dada, c’est la création, la contestation. Pas seulement contre quelque chose, mais pour quelque chose. Dada, c’est la joie, la vie, une protestation joyeuse contre la guerre de 14-18 qui ravagea des millions de personnes. Oui, il s’agit aussi de détruire, le langage, la croyance dans l’apparence des choses, mais détruire pour reconstruire. Détruire pour créer une vie au-delà de tout « isme », au-delà des nations et des nationalités. À la base de tout chez Dada était le dégoût de la guerre et de ses porte-paroles, le dégoût de l’inhumanité d’appeler des millions de gens à s’entretuer pour un « isme » ou un autre. Dada a combattu la guerre avec la vie.
Pour les Roumains, le mouvement Dada, c’est d’abord Tristan Tzara. La création poétique de Tzara vous a-t-elle inspiré dans la conception de votre Dada-Data que vous dénommez « dépôt » ?
A.H. : Tzara est bien Data, comment pourrait-on faire un projet interactif dédié à l’esprit Dada sans Tzara ? Nous le disons dans l’un de nos textes qui tentent d’éclaircir ce qui serait pour nous l’esprit Dada 2016 : « Tout a commencé avec Tzara », et avec sa phrase « Dada était un microbe vierge ». C’est de là que notre projet a commencé, un projet qui s’inscrit dans l’ère de l’Internet, du partage, et donc du « microbe », du « virus ».
Pour la version roumaine du site, avez-vous l’intention d’apporter aussi un contenu spécifique inspiré de la réalité de ce pays très haut en clichés dans les médias européens ?
D.D. : Ce n’est pas à nous, qui ignorons tout de la Roumanie actuelle, d’apporter une touche particulière au projet. Ce sera aux Roumains eux-mêmes de s’en emparer, s’ils le souhaitent. De « twitter » avec leur langue et leur cœur sur leurs joies et leurs craintes à travers notre Tweet Poésie, à eux de contribuer au collage mondial à travers notre Dada-Gram, à eux de saboter la publicité locale par des œuvres Dada à travers notre Dada-Block. Nous sommes un cabaret ouvert, comme le fut le Cabaret Voltaire, nous aimons les particularités, que chacun vienne avec sa vision. Quant à proposer une version roumaine, c’est la moindre des reconnaissances. Pour Janco, pour Tzara, pour ces gens qui ont osé montrer la voie, la seule frontière qui vaille est celle que l’on franchit.
A.H. : Dada-Data est un projet interactif. Dès les premiers jours, il a accueilli plus que 130 000 personnes de quatre continents. C’est aussi ça l’esprit Dada. Et avoir une version roumanophone, c’est une invitation à dire « da, da, oui, oui ». Dada, c’est le mouvement du oui à la vie par le non à la stupidité.
Propos recueillis par Andrei Moldovan (mars 2016).
* Les experts du mouvement Dada ou Dadaïsme s’accordent pour fixer son début à la publication, en février 1915 à Berlin, du Manifeste littéraire, par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck. On pouvait y lire : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires (…) » Suite à ce texte, Hugo Ball fondera le Cabaret Voltaire en 1916.