Entretien réalisé le jeudi 2 mars dans la matinée, par téléphone, en anglais et en roumain (depuis Vilnius, capitale de la Lituanie).
Denis Cenușa est chercheur au Eastern Europe Studies Centre, un groupe de réflexion basé à Vilnius. Il analyse ici le jeu politique entre les différents partis moldaves sur fond de guerre en Ukraine…
Dans un article récent, vous évoquez les vecteurs d’influence russe en Moldavie, l’un d’entre eux étant les forces politiques internes comme le parti Șor. Mais vous expliquez aussi que les intérêts russes ne doivent pas être le seul prisme de lecture de ces partis…
En effet, je crois que les motivations internes des forces politiques locales sont souvent négligées par les diplomates et observateurs occidentaux. On sait très bien que les partis d’opposition au Parlement moldave, et particulièrement Șor, ont leur propre agenda. Aujourd’hui, la principale motivation de certains de leurs dirigeants est surtout d’éviter la prison ; ils pensent d’abord à leur propre survie et c’est pourquoi ils mettent la pression sur le gouvernement, notamment à travers les manifestations. C’est un moyen de détourner l’attention des problèmes internes de leur parti et des enquêtes pénales les visant. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant que Șor n’est pas aussi un outil d’influence russe, car leurs intérêts sont communs avec ceux de Moscou qui veut voir les forces pro-européennes s’affaiblir. Mais selon moi, l’aspect de leur survie politique est manquant dans beaucoup de commentaires. Ensuite, il y a le Bloc communiste et socialiste (BCS, Blocul Comuniștilor și Socialiștilor, ndlr), qui se bat pour être visible.* Dans son cas, entretenir de bonnes relations avec la Russie est avant tout une stratégie politique, et répond à une certaine vision du monde, contrairement au parti Șor qui agit de manière avant tout populiste et opportuniste. En ce sens, si ces deux partis ont leurs différences, la Russie les utilise pour divers objectifs.
* Jeudi, le Parlement moldave a voté une déclaration de condamnation de l’agression russe en Ukraine, un vote boycotté par le BCS. Dans le même temps, Moscou a demandé aux autorités moldaves de mettre un terme à la rhétorique anti-russe.
Comment la crise économique et énergétique causée par la Russie est-elle exploitée par ces partis ?
Ils exploitent effectivement la situation socio-économique qui s’aggrave en raison des actions russes, en particulier dans le domaine de l’énergie. De leur côté, les citoyens perçoivent le gouvernement et le parti présidentiel PAS, qui contrôle toutes les institutions du pays, comme responsables de la crise. La population attend du gouvernement des réponses et des actions face aux insécurités économiques et énergétiques, même s’il n’en est pas directement responsable. Certes, le gouvernement de Maia Sandu – la présidente de la Moldavie, ndlr – agit en demandant l’assistance internationale ; mais aux yeux des Moldaves, cela n’est pas suffisant. L’inflation atteint plus de 30%, et dans un pays avec un salaire moyen qui n’arrive pas à 400 euros par mois, la spirale est dangereuse. Je ne blâme pas le gouvernement, mais les inquiétudes et la colère de la population sont compréhensibles. Elle se retrouve ainsi plus sensible aux partis d’opposition qui utilisent le mécontentement. Les sondages récents pointent d’ailleurs un paradoxe. Si une majorité de sondés reste en faveur de l’Union européenne, un peu moins de 60%, le gouvernement pro-européen perd en popularité avec aujourd’hui moins de 30% des sondés en leur faveur, contre plus de 50% en début de mandat. On entend parfois que Maia Sandu et le PAS sont plus populaires à Washington et à Bruxelles qu’à Chișinău. Évidemment, les pro-Russes en profitent.
Y a-t-il un risque que la Moldavie soit tentée de prendre un chemin illibéral afin de contrer les menaces russes ?
C’est un problème qui est largement discuté dans beaucoup de milieux, et pas seulement pro-russes, en effet. En combattant les menaces russes, le gouvernement pourrait prendre des décisions dangereuses penchant vers une dynamique illibérale. La manière dont ces mesures pourraient être prises inquiètent certains, surtout si elles tendent à négliger les consultations publiques et les débats.
Propos recueillis par Hervé Bossy.
Liens vers deux articles récents de Denis Cenușa :