Entretien réalisé le vendredi 17 mars en fin de journée, en français, au studio de RFI Roumanie de Bucarest.
Marie Dimitrova-Pichot est bulgare, de nationalités bulgare et française. Journaliste à l’Agence France-Presse de 1990 à 2005, elle a couvert la transition économique, politique et sociale de son pays. Voici son regard sur le présent, et le passé…
Depuis Sofia, comment vivez-vous la guerre en Ukraine ?
Tout ce qui se passe me touche beaucoup, notamment quand je vois les flux de réfugiés. Cela me rappelle l’histoire de ma propre famille. Du côté de mon père, nous avons eu des liens avec la Roumanie où mon père avait des proches qui venaient de temps en temps nous rendre visite. Mais j’ai également un lien avec le nord de la Grèce où mes grands-parents ont vécu pendant des générations. Et voici leur histoire… À la fin de la Première Guerre mondiale, au début des années 1920, les Grecs qui étaient restés en Asie mineure, c’est-à-dire sur le territoire turc, avaient le droit d’être rapatriés en Grèce, alors que les Turcs de Grèce pouvaient de la même façon rentrer chez eux, en Turquie. Il y a eu un échange de peuplades très important. Dans le même temps, en 1923, le gouvernement grec n’a pas trouvé mieux que de chasser les Bulgares historiquement implantés dans le nord de la Grèce. C’est quelque chose que ma grand-mère maternelle n’a pas arrêté de me raconter tout au long de sa vie. Ils n’ont rien pu prendre avec eux, on les a tout de suite embarqués et internés sur l’île de Crète où ils sont restés des mois sans aucune aide. Beaucoup d’enfants y sont d’ailleurs décédés. Heureusement, à un moment donné, des organisations internationales ont pu venir en aide à ces réfugiés bulgares et les ont libérés. De retour dans le nord de la Grèce, ils se sont aperçus que leurs maisons étaient désormais occupées par des Grecs. Il sont alors partis vers la Bulgarie, à pied. Mais une fois arrivés en Bulgarie, et bien qu’étant bulgares, leur acclimatation n’a pas été simple, le pays n’était pas préparé pour les accueillir en si grand nombre. Voilà en quelques mots une partie de l’histoire de ma famille. Et la raison pour laquelle la situation de tous les réfugiés me touche particulièrement.
Comment avez-vous vécu vos années de collaboration avec l’Agence France-Presse juste après la fin de la période communiste ?
Ce fut un bouleversement gigantesque. Sous le communisme, on ne pouvait pas faire de vrais reportages, ou bien ils étaient très surveillés. L’essentiel des informations était livré par l’Agence d’information gouvernementale. Puis est venue l’ouverture, c’était plutôt déroutant, on ne savait pas trop comment procéder. À cet égard, je remercie particulièrement Radio France qui, en 1991, a organisé un séminaire à Paris réunissant une dizaine de journalistes d’Europe de l’Est, dont j’ai fait partie. On a beaucoup appris, on nous a enseigné à gérer des médias libres au sein d’une jeune démocratie. Ce fut un séjour capital pour nous tous. Il y a d’ailleurs eu de nombreux stages de ce type sur plusieurs années. C’est après que j’ai commencé à travailler pour l’Agence France-Presse, lors des premières élections libres en Bulgarie. C’était plutôt stressant, on devait être sur tous les fronts, à tout moment ; et nous n’étions que deux, on se remplaçait à tour de rôle. Dans le même temps, je travaillais à la Radio nationale bulgare. J’ai fait ça pendant plus de dix ans, ce fut éprouvant mais extrêmement enrichissant. Ce dont je me rappelle surtout, c’est qu’il n’était pas simple de faire comprendre aux occidentaux ce qu’il se passait en Bulgarie. Et qu’après les premières années de la transition, il y a eu de moins en moins d’intérêt pour les pays de l’Est.
Qu’en est-il de l’environnement médiatique actuel en Bulgarie ?
Après une première grande libéralisation des médias, différents groupes économiques, souvent douteux, se sont emparés des principaux titres de presse. Aujourd’hui, la situation est plutôt sombre, la liberté d’expression a pris du plomb dans l’aile, le classement de Reporters sans frontières le confirme. Cela préoccupe d’ailleurs beaucoup les journalistes et la société bulgare dans son ensemble. Je remarque également qu’une partie des grands médias est nettement pro-russe. La propagande russe est largement diffusée. D’un autre côté, je suis personnellement contre le fait de censurer les médias russes, il s’agit d’une censure comme une autre. Et puis de toute façon, avec les réseaux sociaux, les imbéciles qui croient n’importe quoi continueront de croire n’importe quoi. J’ajoute que si une majorité de la population bulgare est nettement pro-européenne, il ne faut pas oublier que la Bulgarie a été le dernier pays à se défaire de l’emprise ottomane, à la fin du 19ème siècle, et ce grâce à la Russie. Pour beaucoup de Bulgares, le grand frère russe reste perçu comme un sauveur. Par ailleurs, nous sommes très dépendants de l’énergie russe, qu’il s’agisse du gaz, du pétrole ou du nucléaire. Si officiellement les importations depuis la Russie sont interdites, le pétrole et le gaz d’origine russe continuent de transiter via la Bulgarie. Je terminerai en disant que face à la guerre en Ukraine, la société bulgare reste très partagée. Et malheureusement, comme dans d’autres pays de la région, les tendances populistes ont le vent en poupe.
Propos recueillis par Olivier Jacques.